Fantaisie sur "Le Vin des Amants"
NOTES SUR LE VIN DES AMANTS DE CHARLES BAUDELAIRE
(cf Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, pièce CVIII "Le Vin des Amants")
Le poème commence par une exclamation qui n'est enthousiaste qu'en apparence :
Aujourd'hui l'espace est splendide !
Ce qui signifie qu'hier, il ne l'était pas splendide, l'espace, et que ce serait étonnant qu'il le fût demain.
Quoi qu'il en soit, cela semble assez prometteur au poète pour s'autoriser une promenade à cheval :
Sans mors, sans éperons, sans bride,
Admirez l'exploit, belle jeunesse motorisée ! mais ce n'est pas tout, car ce n'est pas un cheval ordinaire que le poète aux cheveux verts va chevaucher :
Partons à cheval sur le vin
Pour un ciel féerique et divin !
Là, c'est évident, nous sommes dans un autre monde, où les poètes accompagnés de leurs muses (cf "partons") chevauchent des bouteilles de bordeaux. L'image est forte et ne déparerait pas l'affichage publicitaire de nos cités industrieuses. On voit déjà l'affiche : sur un fond bleu où batifolent quelques fées (puisqu'un ciel "féerique", c'est un ciel plein de fées), une immense bouteille de picrate en diagonale surmontée d'un Charles Baudelaire en frac et chapeau claque en compagnie d'une jeune demoiselle, - une créole de préférence -, le sourire éclatant, le bras serrant la taille de son poète favori et la main levée pour faire "coucou c'est nous !" aux passants ébahis, ravis, épanouis et ruisselants s'il pleut.
On pourrait même songer à une campagne jumelée dont le but serait la promotion et du "chasse-spleen" et de l'édition dans la collection de La Bibliothèque de La Pléïade des oeuvres du poète amoureux des géantes.
Nous noterons aussi que la strophe se termine par une injonction. En effet, le poète nous demande de dire "vin" ; ce qui peut paraître étonnant mais pas si surprenant, à la réflexion, si l'on prend en compte le fait que ce qui fait la modernité d'un livre est dans le regard du lecteur, dans la spécificité de sa lecture, dans l'intervention donc du lecteur dans ce processus de réalisation du sens que l'on appelle "lecture" ; il n'est dès lors pas si étonnant que le poète moderne cherche à faire participer son lectorat à l'oeuvre en lui demandant de faire écho au texte.
La deuxième strophe se base sur une comparaison : les deux tourtereaux chevaucheurs de "chasse-spleen" sont "comme deux anges" :
Comme deux anges que torture
Une implacable calenture
Sérieusement, savez-vous ce que signifie le mot "calenture" ? Non ? Eh bien, j'ai cherché pour vous : j'ai trouvé sur le net je ne sais quel commentaire du poème fait par un titulaire quelconque de nos établissements scolaires, et l'analyse qu'il faisait du sens de ce mot était bien vague : "vieux mot" dit-il, évoquant peut-être la "calèche" ou le mouvement de la "cale" des navires d'où l'hypothétique relevance de ce terme dans le champ lexical de la navigation.
Enfer et Inspection académique !
Il suffisait de consulter le Dictionnaire alphabétique et analogique de la Langue française de Paul ROBERT (Tome I, p. 607) pour apprendre que le mot "calenture" est un nom féminin (cf "quelle calenture alors !") attesté dès 1751 et qui vient de l'espagnol calentura qui signifie "fièvre"). Le terme n'est point nautique mais médical et désigne "un délire dû à l'insolation", "dans les zones tropicales" précise même Paul ROBERT nous invitant ainsi à n'utiliser le mot qu'avec parcimonie.
Nos deux oiseaux des îles ne sont donc pas tanguants sur je ne sais quel bateau (on n'est pas dans "L'Albatros") mais seulement en proie à un sévère délire (cf "implacable calenture") qui d'ailleurs les "torture" : Baudelaire aime bien que les anges soient en proie à la torture, c'est son côté "vilain garçon"; que voulez-vous ? c'est comme ça ! Et on n'y pourra rien changer... Oh bin oui, comme vous dites, Madame Michu...
D'ailleurs, il faut qu'ils en aient une sévère, les cavaliers de l'amour et du vin car c'est carrément dans le "bleu cristal du matin" qu'ils appareillent pour des "mirages lointains" : que le matin soit bleu, ça peut se concevoir si le ciel est dégagé, mais que le matin soit taillé dans le cristal, là tout de même on n'est plus dans le sens commun : vous avez déjà essayé d'appareiller dans du "cristal", vous ? ça doit pas être commode ! A moins que ce ne soit une expression désuète et charmante des marins à pipe et perroquet tels qu'on se les imagine si on a vu des films et si on est un peu bêta : genre " Hissez les voiles, compagnons de l'Espérance, le ciel est de cristal !" Mwouais... Bof... J'y crois pas moi-même...
Enfin, voilà le poète et sa muse métamorphosés en anges en proie au délirium tremens et qui, comme des mouches, glissent sur "le cristal bleu du matin" en s'imaginant partir vers ce qui n'est d'ailleurs, de l'aveu même du poète, qu'un "mirage".
Marcel Aymé, dans un ouvrage intitulé Le Confort intellectuel (me semble-t-il), avait montré jadis à quel point Baudelaire avait le don de s'emberlificoter dans le sens de ses vers et là, je dois dire, en effet...
Car la suite aussi est plaisante...
En effet, le poète envisage sérieusement de passer de la cavalcade sur bouteille à la chevauchée du "tourbillon" qui, tel le tapis volant des contes d'Orient racontés aux petits enfants, les emménera, les deux voyageurs de l'hypothèse,
Mollement balancés sur l'aile
Du tourbillon intelligent,
dans l'univers "parallèle" du "délire".
Notons au passage qu'il n'est guère facile de trouver des "tourbillons intelligents" mais à celui qui sait dompter les chevaux du vin, rien d'impossible sans doute, bien que le poète place cette image dans le lieu de tous les possibles qu'il appelle "délire parallèle" et donc :
Dans un délire parallèle,
Ma soeur, côte à côte nageant,
Nous fuirons sans repos ni trêves
Vers le paradis de mes rêves !
Je passe sur l'allusion à la sororité, - il se trouvera bien un universitaire pour pondre quelque mémoire sur "le fantasme baudelairien de la soeur" -, mais je souligne que le poète et sa muse, à force de faire les Johnny sur des boutanches de bordeaux et "l'aile des tourbillons intelligents" ont fini par tomber à l'eau et sont donc condamnés à nager "sans repos ni trêves", comme des forcenés de l'hallucination, des mystiques du mirage, des éberlués qui s'en vont tout droit - croient-ils ! - au "paradis" : on notera pour finir l'habituel élitisme du dandy qui, passant du pronom pluriel ("nous") au possessif singulier ("mes"), laisse donc derrière lui la pauvre fille séduite et abandonnée qui finira donc par sombrer et se noyer comme une quelconque Ophélie de banlieue. Ce Baudelaire, tout de même, quel salaud !
Patrice Houzeau
Coudekerque-Branche, le 21 octobre 2005