LA VOIX ET L'ÊTRE
LA VOIX ET L'ÊTRE
Note sur un poème d'Yves Bonnefoy
En 1958 paraît au Mercure de France un recueil important d'Yves Bonnefoy : Hier régnant désert.
On peut y lire un poème très connu : "A la voix de Kathleen Ferrier" et plus particuliérement cette deuxième strophe :
Je célèbre la voix mêlée de couleur grise
Qui hésite aux lointains du chant qui s'est perdu
Comme si au-delà de toute forme pure
Tremblât un autre chant et le seul absolu.
(Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve suivi de Hier régnant désert, Poésie/Gallimard, p.171).
Il s'agit pour Yves Bonnefoy d'évoquer la voix d'une chanteuse.
On aura remarqué l'assonance "u" ("perdu", "pure", absolu", et dans la première strophe on lisait déjà :"Pour un adieu de cristal et de brume" (vers 2), "La lumière du glaive s'était voilée" (vers 4) ; le mot "lumière apparaît d'ailleurs quatre fois en seize vers, rythmant le texte de son écho).
Il s'agit donc pour le poète d'associer le chant, la voix de Kathleen Ferrier à la "lumière" et à la "couleur grise" puisqu'il ne s'agit pas d'affirmer la puissance d'une voix, la maîtrise technique de l'artiste lyrique mais d'évoquer le pouvoir d'une voix, ce qu'une voix peut contenir "d'arrière-monde", de cette présence de l'être que nous définissons toujours si mal, à grand peine et avec l'appui de la philosophie et qui cependant nous maintient en vie : nous vivons par goût de l'invisibilité de l'être, pour ce "nom de l'être" jadis évoqué par le philosophe Jean-Pierre Lalloz dans ses cours au lycée Condorcet de Lens (année 1982-1983).
En dehors de cette perception, certes indéfinissable mais omniprésente, de l'être, soyons sérieux, nous ne sommes que des survivants, des persistants, des chairs corvéables et malléables. C'est bien pour cela que les dictatures ne peuvent admettre longtemps ni artistes, ni philosophes et que la démocratie, au contraire, pourrait se comprendre comme le long avénement de cette reconnaissance de l'être qui passe par la raison, l'art, le sentiment amoureux, l'éthique.
Yves Bonnefoy pressent sans doute cet être qu'il semble définir par l'à-peine présence : cf "qui hésite aux lointains du chant qui s'est perdu" , la voix de la chanteuse ne renvoyant plus à une seule partition, celle qu'elle interpréte mais à un "chant qui s'est perdu", "un autre chant et le seul absolu".
Problématique : Comment pour le poète exprimer cette présence énigmatique d'un "chant perdu" ?. Moqueur, tant est patent le paradoxe, nous pourrions dire que le poète entend des chants qui ne sont plus de la même manière que Jeanne d'Arc entendait des voix.
Yves Bonnefoy choisit d'abord l'outil de la comparaison hypothétique (cf "comme si") et emploie ensuite des expressions qui relèvent de la métaphysique ("au-delà"), de l'esthétique ("forme pure"), de l'ontologie ("un autre chant") et de l'éthique ("le seul absolu").
On pourra critiquer le choix de mes catégories : je considère en effet que l'expression "un autre chant" ne renvoie pas ici à une "autre partition", un autre exercice de style mais à la reconnaissance par la perfection du chant, cette "voix mêlée de couleur grise", d'une présence de l'être à laquelle il faut bien, pour se faire comprendre, donner un "nom".
De même, ce qui est absolu renvoie à l'éthique puisque seule l'éthique demande à ce que nous agissions en vertu d'un absolu.
Notons enfin que cette présence énigmatique de l'être ne passe pas, pour Yves Bonnefoy, par l'illumination, l'épiphanie, l'explosion de lumière (au contraire, il s'agit d'une "couleur grise", celle que l'on pourrait supposer à la matière en dehors de toute qualité), l'euphorie révélatrice, le "flash" de nos ignorants lycéens, mais par une perception esthétique, un pressentiment de l'être, fragile et persistante.
Fragile puisqu'il suffit d'une sonnerie de téléphone ou de l'aboiement d'un chien pour la rompre.
Persistante puisque, comme nous l'avons vu, relevant de diverses catégories de la raison.
Fragile comme une hypothèse : "Comme si au-delà de toute forme pure"
Persistante comme un imparfait du subjonctif : "Tremblât un autre chant et le seul absolu".
Patrice Houzeau
Nandy, le 16 février 2006