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BLOG LITTERAIRE
14 mai 2006

DANS LE DESERT, LA VILLE

DANS LE DÉSERT, LA VILLE

Dans le désert, la ville ; elle regarde son visage dans la glace. Bien sûr, il y a les rides, cette vacherie de rides qui vous creuse les yeux, vous fripe la peau sur laquelle les lèvres semblent se dessécher.
Dans l'hôtel, on ne parle que de ça, du crime. Pouvait-on imaginer pareille chose ? Dans cette petite ville perdue dans le désert, où tout le monde se connaît, - ou à peu de choses près -, où il ne passe plus guère de vivants que par habitude ou par contrainte ? Et puis, pouvait-on se douter qu'il y avait tant de sang dans ce corps, ce corps de vieil homme qui ne sortait pratiquement plus de chez lui. C'est ce que dit le professeur au bar de l'hôtel, qu'il l'avait bien connu, le trucidé, jadis, et qu'il avait bien changé, au cours des ans, cet homme si actif, si entreprenant, - un self-made man comme on dit -, et qu'après la mort de sa fille quelque part dans la tentation des montagnes, - on n'a jamais retrouvé son corps -, il s'était peu à peu replié sur lui-même.
Dans le désert, la ville ; elle regarde son visage dans la glace. Le désert aussi, tout plissé, cet immense terrain vague puisqu'en fin de compte, un désert comme celui-là n'est pas autre chose qu'un terrain vague qui se perd dans l'infini ; tout plissé, le désert, comme la peau de son visage. Ah ! c'est que ce n'est pas un désert pour photographe d'art ; pas de dunes élégantes et déliées sous un ciel bleu uni sans bavures ni retouches. Pas de caravanes nonchalantes de chameaux surmontés de guerriers fiers et muets. Pas de jeune espion anglais bâtisseur d'efficace utopie. Pas non plus de mirages. Pas non plus de tentations car s'il y a jamais un saint dans ce fourbi, il est bien caché, puisque personne n'en parle jamais. C'est un vieux machin de désert, ce désert, encombré de buissons desséchés et errants poussés par ce vent qui souffle toujours un peu si bien qu'à force, et si on se laisser aller à l'écouter un peu trop, on croit y reconnaître la plainte d'un animal lointain ou un signal, un appel à se rallier lancé par les lieutenants d'une armée invisible. Pas de dunes fabuleuses mais un sol pierreux sur lequel passent les ombres des grands oiseaux de proie qui prennent toujours le même chemin, celui de la ville.
Pouvait-on imaginer tant de sang dans ce corps maigre et desséché ? Dans cette carcasse tyrannique qui gardait sous sa coupe tant de gens encore et que personne n'osait contredire. Il y avait tant de sang dans la chambre. Il avait été, le vieillard, égorgé comme une volaille dans la grande maison derrière les sapins, les chiens, les allées de gravier, les statues dans le parc, les hautes fenêtres, les grilles, les murs.
Dans le désert, la ville ; elle regarde son visage. Dans la glace, elle sourit un peu, toute seule, parce qu'en fin de compte, les gens même quand ils sont seuls, avec leur peau pour seule compagnie, ils agissent tout comme s'ils se prenaient pour eux. Ayant pensé cela, elle se félicita et se versa un calva en soupirant : Ah la la !
Tant de sang dans cette chambre et le souvenir de ce cri terrible, avant que les cordes vocales ne soient sectionnées, -cette précision avait été donnée par le coroner -, ce cri qui avait suspendu les gestes quotidiens de tous dans la maison, Jim le neveu sans le sou et sa femme Pamela, si indolente, Françoise la secrétaire, si sérieuse et si revêche, Cora la servante, - vous savez, celle qui a perdu son fiancé l'an dernier dans cet horrible accident -, tous ceux qui étaient les habitants de cette maison puisque le tyran ne supportait guère que l'on s'éloignât de son territoire lorsque l'on rentrait à son service ou que l'on devenait son obligé.
Elle regarde son visage ; tant de temps passé maintenant, tant de temps. Elle ne l'a pas vu venir, ce présent désenchanté qui a fini par l'amener dans cette petite ville paumée, au diable comme on dit, ou plutôt dans ses dépendances, où la nuit il fait si froid que les pierres du désert finissent par éclater tandis que, quand par ennui ou dans l'attente du sommeil, on se prend à regarder en direction du désert, on voit parfois passer quelques yeux brillants ou encore les torches improbables d'une troupe en marche. Ou peut-être est-ce les lumières d'une cité lointaine ?
Elle ouvrit la valise qu'elle avait flanquée sous le lit, en ôta les quelques chemisiers sous lesquels elle avait mis l'argent. Elle se demanda si elle se ferait faire un lifting pour se débarrasser de ses rides qui l'éloignaient toujours un peu plus de ce qu'elle était il y a quelques années à peine : une jolie jeune femme vive et ambitieuse.
Dans la petite ville du désert, - allez savoir pourquoi ! -, se trouvait justement ce détective belge qui résout jusqu'aux énigmes les plus énigmatiques, - comme l'affaire du crime du golf ou celle de la fête du potiron -, ce détective célèbre pour sa mise impeccable, son conservatisme sourcilleux, la qualité de ses petites cellules grises et son goût pour la cuisine bourgeoise. Il ne lui fallut pas 250 pages pour comprendre que l'assassin n'était pas l'un des habitants de la maison bien que, par extraordinaire, le crime avait été commis alors que - tous l'attestent  -, personne n'avait pu entrer ni sortir de la chambre de la victime, la porte en étant d'ailleurs fermée de l'intérieur, - il avait fallu la forcer pour l'ouvrir -. Quant aux fenêtres, elles étaient restées, - c'est indubitable -, fermées tout au long de cette fatale journée.
Le cas évidemment laisse perplexe, mais en fait, la solution est simple : si personne n'avait pu entrer ni sortir au moment du meurtre, c'est que l'assassin se trouvait déjà  sur la scène de crime et avant même que tout ce sang soit répandu, la victime ne se trouvait seule qu'en apparence.
Le détective se heurta bien sûr à l'opinion des enquêteurs officiels pour lesquels un crime si brutal ne pouvait être que l'oeuvre d'un homme. "Comme on dit en français : Cherchez la femme !" lança-t-il avec un fin sourire tout en lissant du doigt la fine moustache dont il prenait d'ailleurs grand soin puisqu'elle faisait partie de la panoplie de tous ces effets de réel qui lui donnaient l'illusion d'exister ailleurs que dans ces romans policiers que l'on trouvait un peu partout, dans les librairies, les supermarchés, les halls de gare et les bibliothèques publiques et dont elle rangea l'exemplaire qu'elle avait acheté la veille, ayant eu l'envie de se coucher ce soir-là avec un de ces romans à mystère qui vous font apprécier la tiédeur de votre lit et le confort d'être à l'abri du vent qui n'arrête pas de souffler la nuit dans ce désert qu'elle allait heureusement quitter maintenant, pour ne plus jamais y revenir pensait-elle, son contrat de professeur d'histoire de l'art s'étant achevé avec la fin de l'année scolaire.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 14 mai 2006

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Deux citations : "Les meules du seigneur broient lentement" et "qui eut cru que le vieux eut en lui tant de sang" Le vieux coureur, engrosseur de jeunes filles, ex-chercheur de diamant, est mort et ce n'est que justice
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