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BLOG LITTERAIRE
17 mai 2006

DE LA PERFECTION FORMELLE

DE LA PERFECTION FORMELLE
Notes sur le sonnet VI des Regrets de Joachim Du Bellay : "Las, où est maintenant..."

Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ?
Où est ce coeur vainqueur de toute adversité,
Cet honnête désir de l'immortalité,
Et cette honnête flamme au peuple non commune ?

Où sont ces doux plaisirs, qu'au soir sous la nuit brune
Les Muses me donnaient, alors qu'en liberté
Dessus le vert tapis d'un rivage écarté
Je les menais danser aux rayons de la Lune ?

Maintenant la Fortune est maîtresse de moi,
Et mon coeur qui soulait être maître de soi,
Est serf de mille maux et regrets qui m'ennuient.

De la postérité je n'ai plus de souci,
Cette divine ardeur, je ne l'ai plus aussi,
Et les Muses de moi, comme étranges, s'enfuient.
        (Joachim Du Bellay, Regrets, 1559).

Notes

Las, où est maintenant ce mépris de Fortune ?

Le premier vers du sonnet : un soupir, l'expression d'un regret, une plainte.
Une plainte amenée par le rythme :

Las / où est / maintenant / ce mépris / de Fortune

Une chanson qui commence par quelques accords. Lentement. Crescendo peut-être. Pour déplorer le temps passé de l'insouciance.
La Fortune désigne ici le sort, le destin.
L'adverbe de temps "maintenant" actualise le regret.

Où est ce coeur vainqueur de toute adversité,

Le rythme binaire du second vers rappelle l'énergie qu'il y a nécessairement à être "vainqueur de toute adversité". Lutter, se battre, puisqu'un être vivant est un être qui lutte.
La rime intérieure "coeur vainqueur" souligne cette énergie vitale, ce "coeur qui bat" qui est le véritable sujet de ce poème et que dire d'une langue qui en deux vers est assez dense pour suggérer une atmosphère qui mêle le regret au goût de l'énergie ?
Formidable langue de la poésie de Du Bellay.

Les interrogatives poursuivent leur litanie :

Cet honnête désir de l'immortalité,
Et cette honnête flamme au peuple non commune ?

L'adjectif "honnête" signifie ici honorable.
Au centre de trois de ces interrogatives, les mots "vainqueur", "désir", "flamme" qui tous trois relèvent du champ lexical de la vitalité.
C'est qu'elles définissent une aristocratie de la création, ces interrogatives, une aristocratie qui se distingue par le "mépris" de l'infortune, le sens du "fighting spirit" pourrait-on dire face aux coups du sort, la volonté de laisser son empreinte sur les oeuvres humaines, cette "flamme" surtout, cette passion qui démarque l'homme de l'art
de la multitude aux mille contingences.
Élitisme ? Oui, sans doute.
Ce n'est pourtant pas l'envie de briller en société qui anime le narrateur.
Mais une qualité d'être toute différente :

Où sont ces doux plaisirs, qu'au soir sous la nuit brune
Les Muses me donnaient, alors qu'en liberté
Dessus le vert tapis d'un rivage écarté
Je les menais danser aux rayons de la Lune ?

Le goût du mystère est un goût solitaire.
Aussi ce goût lunaire est-il associé au plaisir, plaisir de la langue d'abord et des constructions rythmiques :

Où sont / ces doux plaisirs / qu'au soir / sous la nuit brune

Le parallélisme rythmique des deux hémistiches associé à la construction en miroir, le chiasme "doux plaisirs" / "nuit brune", l'allitération "s" aux deuxièmes et troisièmes syllabes de chacune des deux moitiés du vers ("Où sont ces" / "qu'au soir sous") reprend la tonalité de la chanson lente suggérée par le premier vers du poème.

Il n'est de plaisir ici que des Muses.
Et la perfection formelle de ce vers 5 évoque ce plaisir de la création poétique, cette session avec les visages absents, les silhouettes vives de l'ailleurs que l'écriture ne cesse d'évoquer, de rappeler.
Paradoxe bien connu : c'est le plus esthétiquement possible que le poète évoque la perte de son inspiration.

Il n'est de liberté ici que des Muses.
Et le lieu d'être de cette inspiration est tout à la fois lunaire, nocturne (cf les rimes "sous la nuit brune" / "aux rayons de la Lune"), théâtral, utopique, fantasmatique (cf "Dessus le vert tapis d'un rivage écarté"), lieu de plaisir et de liberté, de calme aussi comme semblent le suggérer les assonances "é", "è".

Où sont ces doux plaisirs, qu'au soir sous la nuit brune
Les Muses me donnaient, alors qu'en liberté
Dessus le vert tapis d'un rivage écarté
Je les menais danser aux rayons de la Lune ?

Les assonances croisées à l'hémistiche ("plaisirs", "donnaient", "tapis", "danser") actualisent la musicalité de ces vers interrogatifs et porteurs de mystère tandis que l'emploi de l'imparfait traduit l'accomplissement de ce rituel quasi onirique de la création.

A cet emploi d'un temps du passé succède la répétition de l'adverbe "maintenant" qui reprend la thématique du premier vers :

Maintenant la Fortune est maîtresse de moi,
Et mon coeur qui soulait être maître de soi,
Est serf de mille maux et regrets qui m'ennuient.

Ce premier tercet répond au premier quatrain puisque le narrateur est maintenant la marionnette de l'allégorie que jadis il méprisait. Celle Fortune a d'ailleurs pris position au centre du vers, reléguant ainsi l'identité pronominale du narrateur, le "moi", à la place qu'au début du poème, elle occupait elle-même : en fin de vers où le pronom ne peut ici que rimer avec lui-même, "soi".

En fin de compte, celui qui "soulait être maître de soi", avait l'habitude de n'obéir qu'à lui-même, est maintenant "serf", esclave de "mille maux et regrets".

Les mots se répondent et s'opposent ("maîtresse", "maître", "serf") comme si cette danse avec les Muses, - dont le poète se fait le rêveur -, ce rituel de la création portait en lui-même l'ironie de sa fin.

Du coup, à quoi bon "l'honnête désir de l'immortalité" :

De la postérité je n'ai plus de souci,

Quant au feu sacré, il s'éteint :

Cette divine ardeur, je ne l'ai plus aussi,

Et c'est dans le rythme ternaire de la fuite des Muses, à l'image d'une suite de danseuses quittant la scène sur les dernières mesures d'un ballet, que se clôt le sonnet :

Et les Muses de moi, comme étranges, s'enfuient.

A nos oreilles, bien sûr, le mot "étranges" étrangement sonne. Dans la langue classique, l'adjectif "étrange" avait pour premier sens "étranger". On peut donc comprendre ici que les Muses abandonnent le poète comme s'il était pour elles un parfait inconnu. Ces Muses ne sont donc que des étrangères à l'univers désormais ennuyeux du narrateur.

A nos oreilles, ce derniers vers fait écho au premier jusque dans ses pauses :

Las, / où est / maintenant / ce mépris de Fortune ?

Et les Muses de moi, / comme étranges, / s'enfuient.

Ainsi se finit et semble s'éloigner, décroissante, la chanson lente.

D'une composition savante donc, ce sonnet de Du Bellay, aussi précise qu'une composition musicale.
Du reste, l'exercice poétique consiste avant tout à découper des phrases en séquences rythmiques appelées vers. A mon sens, ces séquences rythmiques sont comparables aux mesures des partitions de musique.
Ce sonnet VI des Regrets de Joachim Du Bellay (prononcez, s'il vous plaît : "Jo-a-chain") m'en semble donner une preuve convaincante.

Remarque : On peut rapprocher ce sonnet d'un passage de Défense et illustration de la langue française :

        Bien te veux-je avertir de chercher la solitude et le silence ami des Muses, qui aussi (afin que ne laisses passer cette fureur divine, qui quelquefois agite et échauffe les esprits poétiques, et sans laquelle ne faut point que nul espère faire chose qui dure) n'ouvrent jamais la porte de leur sacré cabinet sinon à ceux qui heurtent durement... (Joachim Du Bellay, Défense et illustration de la langue française, Livre II, chap. XI, 1549).

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 16 mai 2006

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Commentaires
D
Un grand merci à l'auteur de cet article comblant ma panne intellectuelle face a ce sonnet que je me dois d'expliquer prochainement.<br /> Explication qui portera sans doutes sur le paradoxe entre fond (la perte d'inspiration) et forme (où l'on peut qualifier Du Bellay de virtuose de la poésie).<br /> Merci.
O
Nous sommes dans ce temps nommé "renaissance" faute de mieux... ET c'est l'âge de nostalgie.EZt surtout de mélancolié.Disons, en gros que cette mélancolie commence avec l'angoisse frénétiquement rigolarde de Rabelais, l'intello érudit qui écrit un français décalé, déjà archaïque hyperlettré, à la suite de Villon qui rédigeait lui aussi en français archaïque pour son époque et qui, par son lyrisme intime participe déjà de la mélancolie, qu'elle passe par Dürer (depuis longtemps je rêve d'écrire un dialogue entre Rabelais et Dürer!)et que la mélancolie d'Orlando de LAssus ("le divin Orlando" et je m'écris, en bon latin: "Ad Gloria(m) Lasso! )nous ménera vers une profondeur neuve, celel de Gesualdo, de MArlain Coccaoe, le rigolo bizarre, puis des foutraques hallucinés, ldes burlesques et le fatras des inventions à la vinci, le fringale d'émotions neuves, une certaine âpreté, la folie de Lorenzo de Médicis et le changement radical de la mentalité humaine. Du Bellay montre déjà que, par el goût de l'érudition, il est possible de se situer, de "devenir soi-même" et de dépasser l'angoisse pur qu'elle devienne mélancolie active,"rage de César" ou énergie pure, désir ardent genre école de Fontainebleau, avec conscience comme chez Agroppa d'Aubigné, mais aussi peur, haine et frénésie mortelle: luther a tapé dur!<br /> <br /> JEme demande si nous n'allons pas revivre une chose de ce genre, avec l'obscurantisme préalable des "masses" et leur absolue incompréhension de ce qui n'est pas formaté pour leur donner le goût compulsif de ressasser leur propre exclusion du monde qui avance...<br /> <br /> Et ses amours (desquelles nous parlons!)s'étiolent et s'avachissent tandis que quelque chose arrive... je ne sais pas quoi... Mélancolie!
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