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BLOG LITTERAIRE
12 juin 2006

GEHEVEN GLAS / LEVONS NOS VERRES

GEHEVEN GLAS. LEVONS NOS VERRES.
Notes sur le recueil descendance (Anneke Brassinga, Maison de la Poésie Nord/Pas-de-Calais, 1993).

Les années passent et les visages s'effacent, les ombres s'estompent dans les rideaux de la pluie.
Pour ne plus y penser, fêtons notre anniversaire :

Geheven glas. De jaren stijgen tot
de lippen, boorden van het wrak. (1)

Levons notre verre. Les années montent aux
lèvres, bordages de l'épave.
(1)

Mais cela ne se peut. On ne peut résumer ainsi par quelques verres les années passées. On ne retrouve pas le temps perdu au fond de son verre.
Nul génie dans la bouteille.
Le vers est d'ailleurs rompu. Il y a rejet entre ces "années qui montent" et les lèvres.

Cependant, la fête, la réunion de quelques amis, - cela ne me concerne pas, pour ma part, je suis aussi imperméable à l'amitié que Pinochet doit l'être à la poésie de Pablo Neruda -, permet de nous mettre en lumière, dans la clarté des regards :

Groostste helderheid laat de dingen
schuiven en springen
gestoken door licht zo scherp
dat het laat zien : zich zelf (2)

Dans la clarté la plus absolue les choses
glissent et sautent
piquées par une lumière si acérée
qu'elle montre : elle-même
(2)

La lumière donc, aveuglante, la surface brillante d'une eau en plein soleil, blanche de soleil, tatouée de soleil, mais l'on peut peut-être y voir "glisser" et "sauter" des poissons, des "choses" piquées par une "lumière acérée", "si acérée" (zo scherp).
Nous ne voyons pas les choses telles qu'elles sont.
Nous n'en voyons que la lumière qui les couvre.
En ce sens, nous ne sommes jamais que les prisonniers d'une "cage de lumière" (Lichtkooi) et la phrase peut bien dérouler complément d'agent ("par une lumière si acérée") et proposition relative ("qu'elle montre"), ce n'est jamais qu'à elle-même qu'elle renvoie (zich zelf).

Limités dans l'espace, nous le sommes aussi dans le temps :

Geen ster verschijnt
in duizeling van dagen
geen schijn van eeuwigheid. (2)

Aucune étoile n'apparaît
dans le vertige des jours,
pas un soupçon d'éternité.
(2)

Au bout de ce "vertige des jours" (duizeling van dagen), rien.
Dans l'espace, à part la lumière et ses mirages d'univers, et son trompe-l'oeil à l'infini, rien.
"Pas un soupçon d'éternité".
Du coup, le bref poème se finit là, sur ce mot trombone : "éternité", eeuwigheid.
T'as qu'à croire !

Que reste-t-il donc à célèbrer ?
Les instants de bonheur paisible puisque l'évolution de l'espèce humaine nous a permis d'accéder à la maîtrise de langages assez complexes pour poétiser tout ce qu'on trouve :

"k hoor mijn geliefde pruimen eten
terwijl de wind door de bomen boldert,
vruchten schudt. (3)

J'entends mon bien-aîmé sucer des prunes
alors que le vent trousse les arbres,
secoue les fruits
(3)

D'ailleurs, l'infini miraculeux, l'espace des pochettes de disques psychédéliques (4) et des effarements contemplatifs n'est jamais très loin et si pompeux soit-il lorsqu'il est traité par des faiseurs de phrases sur le néant, le vide, le mal, le bien, l'homme, la femme, l'amour universel (du ver de terre à Adolf Hitler sans doute), elle devient, cette évocation des espaces infinis, épatante lorsqu'elle est faite avec humour :

(...) ; paarsbefloerste kometen
leggen eieren in het gras. (3)

"des comètes
voilées de mauve pondent dans l'herbe."
(3)

D'ailleurs, il faut bien se dire que :

Man of slak, maakt het een pruim uit ? (3)

Homme ou limace, la prune s'en moque. (3)

Et à part çà, quoi encore ?
L'art qui permet de fixer ces "choses" qui "sautent et glissent" dans l'absolu aveuglement où nous nous mouvons :

Dat zijn pas gloielampen,
oogst in de hand van vuur
die penseelt. Er is geen schil. (5)

ça au moins c'est des gueules,
récolte au creux de la main d'un feu
au pinceau. Il n'y a pas de peau.
(5)

"Pas de peau" (geen schil), pas de peau donc pour occulter la vérité non des "choses" - on s'en fout après tout des "choses" - mais de la peinture puisque nous savons, depuis que le peintre Maurice Denis en a fait la remarque, qu'il faut

"se rappeler qu'un tableau -avant d'être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote - est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées." (6)

Notes :
(1) Anneke Brassiga, Op Jaren, "Aux années qui restent" in descendance traduit du néerlandais par Patrick Burgaud, Maison de la Poésie Nord/Pas-de-Calais, 1993.
(2) Anneke Brassinga, Lichtkooi, "Cage de lumière", op. cit. p.61.
(3) Anneke Brassinga, Geen bliksem, zeker niet in dit onweer, "Pas d'éclair, certainement pas dans cet orage", op. cit. p.43.
(4) Du rock planant : on s'en fiche bien des espaces, des astres et des hallucinations, ce qui compte dans un disque de Pink Floyd, c'est le jeu de guitare de David Gilmour, la batterie de Nick Mason, les claviers de Rick Wright ; le reste n'est que marketing, poudre aux yeux, herbe à vaches qu'elles soient psychédéliques ou pas.
(5) Anneke Brassinga, Appels van Cézanne, "Pommes de Cézanne", op. cit. p. 43.
(6) Maurice Denis, cité in La génération symboliste de Pierre-Louis Mathieu, Editions Skira.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 12 juin 2006

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