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BLOG LITTERAIRE
13 juin 2006

COMME LA FEUILLE A L'ARBRE

COMME LA FEUILLE A L'ARBRE
Note sur la première strophe de A tu et à toi de Jean Tardieu (cf Jean Tardieu, L'accent grave et l'accent aigu, Poésie/Gallimard, p.65)
Les vers de Jean Tardieu et de Anneke Brassinga figurent dans cet article en caractères gras.

La poésie est paradoxale.
Ses énoncés sont souvent énigmatiques.
Et ce qui nous paraît trop évident relève de la chanson.
Le Saint patron de la poésie doit être étrange comme Saint Jean ou cruel comme le Sphinx.

Paradoxes :

Toi qui n'es rien ni personne
toi
je t'appelle sans te nommer

Premier paradoxe : il est un être que l'on "appelle", que l'on évoque alors qu'il n'est "rien" ni "personne".
Second paradoxe : cet être sans qualité, on ne peut le "nommer", le désigner par un nom. Il s'agit donc d'une étrange manière d'appeler que d'appeler sans nommer comme si ici dire le nom c'était justement ne pas appeler.
Cette invocation, cette apostrophe, le poème la justifie cependant :

car tu n'es pas le dieu
ni le masque scellé sur les choses,

Les dieux ne sont donc pas des êtres que l'on appelle ; ou plutôt; invoquer les dieux, c'est invoquer autre chose que les dieux ; croire en Dieu, c'est croire en autre chose qu'en Dieu.
Autre chose qui n'est pas non plus ce "masque scellé" sur le réel.
L'épithète "scellé" est ici expressive qui désigne cette imperméabilité de la réalité, cette impossibilité d'accéder à ce qui est sous ce "masque", sous ce que la poétesse néerlandaise Anneke Brassinga appelle une "cage de lumière" (cf Lichtkooi in descendance, Maison de la Poésie Nord/Pas-de-Calais, p.61) :

Grootste helderheid laat de dingen
schuiven en springen
gestoken door licht zo scherp
dat het laat zien : zich zelf

Dans la clarté la plus absolue les choses
glissent et sautent
piquées par une lumière si acérée
qu'elle montre : elle-même
   
(traduction : Patrick Burgaud)

Et ce qui intéresse le poème, ce n'est pas le "masque scellé sur les choses", cette "cage de lumière" qui toujours ne renvoie qu'à "elle-même",

mais les choses elles-mêmes
et davantage encore : leur cendre, leur fumée.

"les choses elles-mêmes" : cet être en soi que la lumière couvre, ce "da-sein", cet être-là qui nous semble terriblement hermétique et qui nous fait penser le monde comme absurde puisque nous ne vivons jamais que parmi les masques, dans une comédie de l'humaine illusion de sorte que la réalité dépend d'une double articulation : elle est à la fois absurde et absconse, absurde car illusoire et abconse car incompréhensible, indifférente à la raison.

Cependant, la solution est dans l'adverbe.
Les "choses" sont plus qu'elles-mêmes, elles sont "davantage", elles sont "leur cendre, leur fumée".
C'est-à-dire qu'elles sont, si absconses soient-elles, inscrites dans une temporalité, un espace, un "cadre spatio-temporel" comme disent les professeurs de français ; elles sont, si étranges soient-elles, par leur manifestation, leur apparaître, leur phénoménologie.
En ce sens, ce ne sont pas les dieux que nous nommons, ni Dieu ni Diable, mais l'être ; ce ne sont pas de pures transcendances que nous évoquons mais l'être que nous appelons et le nom que nous lui donnons ne serait être que le "nom de l'être" (1).
Et si le poème persiste à évoquer cet être c'est sans doute que le poème est d'abord avant tout parole de vivant. Ainsi, le poème rend compte de l'humaine condition : nous tenons à rester vivants car nous adhérons à l'être comme la feuille à l'arbre.

Note : (1) Nous tenons ce concept de "nom de l'être" au philosophe Jean-Pierre Lalloz et plus spécifiquement ici aux notes de cours prises durant l'année scolaire 1982-1983 au Lycée Condorcet de Lens. J'étais bien jeune alors ; je n'ai sans doute pas tout compris ; que l'on veuille bien m'en excuser.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 13 juin 2006


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Commentaires
J
- C'est toi?<br /> - Oui, c'est moi.<br /> <br /> Depuis le temps que je le lis, c'est la première fois que je commence ainsi ma conversation avec lui. Après mon premier sommeil quand lui aussi, dit-il, se levait pour essayer d'inscrire sur ses papiers de nuit , cette VOIX SANS PERSONNE qui tant l'obsédait.<br /> <br /> (suite sur le blog "poésie mode d'emploi" en cliquant sur jjd)
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