LES FLÂNEURS
LES FLÂNEURS
Monsieur de Sainte-Colombe : "Avec la vie passionnée que je mène !"
Sa fille aînée : "Vous menez une vie passionnée, père ?"
Sa fille cadette : "Père, vous menez une vie passionnée ?"
(D'après Pascal Quignard, Tous les Matins du Monde)
Rimbaud, dit-on, composait ses poèmes en marchant, les mâchant et les remâchant entre ses lèvres puis soudain, il s'arrêtait, sortait de ses poches crevées quelque bout de papier et transcrivait.
Le film de Milos Forman sur Mozart, Amadeus, nous montre le génie composant en jouant négligemment avec une boule de billard. C'est qu'à ce moment-là, Mozart ne compose plus mais transcrit, ayant déjà en tête l'ensemble des motifs de son oeuvre.
Racine, dit-on, procédait de la même manière pour ses tragédies et les alexandrins semblaient sans doute tomber de sa plume comme les fruits mûrs d'un arbre.
La légende littéraire rapporte que le poète Horace pouvait sans hésiter dicter plusieurs centaines de vers à son secrétaire - en ce temps-là, les secrétaires étaient souvent des esclaves, c'était bien pratique ! - et que le lendemain, il pouvait de mémoire citer les vers exacts qu'il désirait corriger. Même si le fait n'est pas authentifié, l'anecdote est éclairante en ce sens qu'elle définit le génie comme un apparaître : celui de la virtuosité prodigieuse.
Pourtant, ce qui a permis à Rimbaud, à Mozart, à Racine, à Horace et à tant d'autres de composer leurs oeuvres, ce n'est pas un génie spontané, - quelle blague ! -, mais très certainement l'habitude prise d'une très grande concentration.
Cette même concentration qui d'ailleurs pouvait les faire passer aussi pour des inadaptés (Mozart) ou des caractères de cochon (Rimbaud) car essayez donc un peu d'avoir une conversation suivie avec un quidam quelconque tout en composant de tête Une Saison en Enfer ou La Flûte enchantée !
Vous me direz qu'il ne suffit pas de se concentrer pour écrire des chefs-d'oeuvre sinon nos Lycées seraient pleins de génies en herbe, - ce qui est assez peu le cas, soyons francs ! - et vous aurez raison puisqu'il faut tenir compte aussi de la formation des dits génies : si Mozart n'avait pas connu si tôt un apprentissage musical aussi intensif, nul doute qu'il ne serait pas devenu ce maître incontesté de l'opéra et ce compositeur qui, à lui seul, semble résumer l'intérêt du baroque, la perfection du classicisme et l'ébauche du romantisme.
Mais je gage que cette si intense concentration fit aussi partie de leur formation, qu'en même temps qu'ils apprenaient à maîtriser leur instrument, qu'ils apprenaient à analyser et à synthétiser, ils apprenaient aussi à se concentrer, à se couper du monde bavard qui les entourait pour se livrer au seul exercice de la pensée créatrice.
Leur exemple est ainsi riche d'enseignement : ce n'est certes pas dans le bla-bla-bla généralisé, la communication de masse, la joute verbale improvisée et le débat que se construit l'oeuvre mais dans la concentration et la maîtrise de soi.
C'est ainsi que Stendhal s'est donné toute sa vie l'allure d'un flâneur, que Mozart, malgré dettes et désillusions, a eu l'air de s'amuser beaucoup, que Simenon écrivait très rapidement des romans à succès et qu'une fois le point final mis et le manuscrit posté, il partait faire la java, c'est ainsi que tant de génies ont eu l'air de traverser la vie en flânant, comme de prodigieux danseurs de corde.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 30 juin 2006