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BLOG LITTERAIRE
5 avril 2008

NOUS SOMMES AUX IMAGES

NOUS SOMMES AUX IMAGES
(trois remarques sur « L’Oeil et l’Esprit » de Maurice Merleau-Ponty)

1) page 21 : « Lumière, éclairage, ombres, reflets, couleur, tous ces objets de la recherche ne sont pas tout à fait des êtres réels : ils n’ont, comme les fantômes, d’existence que visuelle. » (Maurice Merleau-Ponty, L’Oeil et l’Esprit, folioplus philosophie)

Nous sommes aux images comme nous sommes aux fantômes : étonnés par leur mystère. L’être représenté est aussi énigmatique qu’un spectre de roman fantastique. C’est pourtant le signe, le langage qui seul permet l’énigme. L’image sans légende n’est rien. Elle n’est pas plus étonnante qu’une motte de beurre ou une flaque de pluie. Tout au plus est-elle distraction. Ainsi, le commentaire révèle l’œuvre, explique cette généalogie du spectre que constitue son apparaître : « lumière, éclairage, ombres, reflets, couleur ».

2) page 55 : « La peinture ne cherche pas le dehors du mouvement, mais ses chiffres secrets. » (Merleau-Ponty)

Travail d’occultiste donc que celui de l’analyste. Il s’agit non pas de saisir le mouvement dans une de ses phases mais de synthétiser l’ensemble des mouvements induits par l’image. Cela se fait spontanément. L’œil, à la manière des devins,  « voit » dans les signes le geste vif du calligraphe, devine la lumière d’un autre temps, cet autre jour d’un autre siècle dans un atelier flamand, lit le désastre dans les figures torturées, la mort violente dans Guernica, la patience contemplative du désir dans les toiles de Balthus. La toile est ainsi chiffrée, porteuse d’un monde que l’amateur de tableaux tente de saisir. L’image sans ce monde invisible n’est rien.
Elle peut tout dès que l’œil s’ouvre sur cette réalité que la peinture révèle.
Ainsi la plus blanche des toiles révèle l’ombre qui y passe, qui s’y mêle, sans pourtant lui appartenir.
Elle n’est même pas signée, cette ombre.

3) page 58 : « La vision est la rencontre, comme à un carrefour, de tous les aspects de l’Etre. » (Merleau-Ponty)

Devant une neige un Etre de Beauté de haute taille. (…) Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. (Arthur Rimbaud, Being Beauteous)

La « neige » rimbaldienne, ce blanc de la toile peut-être.
En tout cas, ici, ça m’arrange.
Cela vaut « carrefour » puisqu’un « Etre de Beauté de haute taille » (c’est dire sa noblesse !) y métamorphose les couleurs, vision alchimique par laquelle les « couleurs propres de la vie », ce qui nous est donné à chaque instant de voir, « se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision ». Ce mot de « vision » dit bien ce qu’il veut dire : il exprime à la fois le fait de voir et l’objet même de cette vue. Autrement dit, la Vision colle l’Oeil à sa réalité ; elle fascine l’Esprit à un point tel qu’il n’est plus tout à fait en chemin. Il s’arrête soudain à ce « carrefour » qui s’ouvre dans l’image.
Ce « carrefour » des possibles de l’Etre est dans cette rencontre de l’Oeil (la « vision ») et de l’Esprit (l’Oeil pur n’existe pas) de même que, s’il est un point d’où l’on peut voir tous les points (l’Aleph), ce point n’est rien en-soi. Ou plutôt, s’il est quelque part, il n’a de légitimité que parce qu’un écrivain, - Borges -, en a fait le sujet central d’un texte. L’Aleph ignoré n’est rien ; il est sans mesure (sans mesure commune avec nous), il est pure matière. Inventé, il peut faire l’objet de toutes les croyances, de tous les rites, comme un dieu, et la somme des discours que l’on tiendra sur lui visera à en éclairer tous les aspects. Cependant, plus on en fera un objet d’analyse et de commentaire, plus il posera de problèmes. Tous les corollaires du postulat « Il est un point d’où sont visibles simultanément tous les points » restent à écrire. La vision ne s’embarrasse pas des corollaires ; elle est pur émerveillement, analyse fascinée par son objet, elle distingue soudain la féerie des fantômes, elle envisage avec enthousiasme cette totalité des « aspects de l’Etre », ce roman formidable dont les péripéties se déroulent ailleurs et qu’il nous est donné, par extraordinaire, d’entrevoir.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 5 avril 2008 

 

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