CHÂTIMENT ONTOLOGIQUE
CHÂTIMENT ONTOLOGIQUE
"Mon ombre chaque jour viendra t'épouvanter"
(Corneille, L'illusion comique, vers 1016, Acte IV, scène 2)
Clindor, le pseudo-valet de Matamore, pour avoir tué son rival, le gentilhomme Adraste, est condamné à la peine capitale. Isabelle, désespérée, en veut à son père, Géronte, qui a d'abord repoussé Clindor, avant de l'avoir fait arrêter. Elle envisage donc de mourir à son tour :
"Mais en vain après toi l'on me laisse le jour;
Je veux perdre la vie en perdant mon amour :
Prononçant ton arrêt, c'est de moi qu'on dispose;
Je veux suivre ta mort, puisque j'en suis la cause,
Et le même moment verra par deux trépas
Nos esprits amoureux se rejoindre là-bas."
(L'illusion comique, vers 1003-1008)
Et, une fois passée là-bas, elle promet de revenir "épouvanter" Géronte.
C'est qu'une ombre sans corps, qui partout vous suivrait, glissant le long de tous les murs, surgissant des angles de chaque pièce, est en effet une promesse d'épouvante, de lancinant tourment. Ainsi, l'ombre survit au corps, et de même qu'elle se rencontre partout, en plein soleil comme au clair de lune, une fois détachée du corps, elle a cette faculté de continuer à être.
Le corps est donc l'étant, et l'ombre l'être.
Et c'est alors un châtiment ontologique qui attend Géronte :
"Mon ombre chaque jour viendra t'épouvanter,
S'attacher à tes pas dans l'horreur des ténèbres,
Présenter à tes yeux mille images funèbres,
Jeter dans ton esprit un éternel effroi,
Te reprocher ma mort, t'appeler après moi,
Accabler de malheurs ta languissante vie,
Et te réduire au point de me porter envie."
(L'illusion comique, vers 1016-1022)
C'est le travail de deuil imaginé par la candidate au suicide. Une telle colère dans les sentiments pourrait bien être l'indice d'un véritable amour de la fille pour le père, puisque, après tout, elle souhaite qu'une fois morte, Géronte se reproche sa mort et l'appelle, puis, accablé "de malheurs", traînant une "languissante vie", en vienne à avoir, lui aussi, "envie" de mourir. Ce qui serait une manière de rejoindre Isabelle et Clindor dans un autre théâtre, celui des ombres, sur une autre scène, celle des amours mortes.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 22 mai 2008