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BLOG LITTERAIRE
3 juin 2008

LOURD COMME UN COEUR

LOURD COMME UN COEUR
Notes sur quelques vers de Capitale de la douleur de Paul Eluard.

Chevelure :
"La chevelure de la route a mis son manteau rigide" (Paul Eluard, Ne plus partager, Capitale de la douleur, Poésie/Gallimard, p.89) : La chevelure est ici déterminée par le complément "de la route". Ce qui est fluide, vivant, humain, vertical, est ainsi lié à l'horizontalité et à la solidité de la route.
La chevelure va au vent, c'est connu.
Aussi a-t-elle mis son "manteau rigide".
Ainsi ne bouge t-elle plus : "Elle ne fuit plus" dit le texte si l'on admet que le pronom "elle" a pour antécédent le mot "chevelure".
Immobile donc, la chevelure dont on n'évoque pas ici la tête.
Est-elle donc poussière, poudroiement de la route ?
Ou encore franges des arbres que l'air du temps coiffe et décoiffe ?
Ou ce jeune fantôme flamboyant qui hantait les départs et que l'on a oublié dans un livre ?

Couteaux :
"L'eau se frottant les mains aiguise des couteaux." (Paul Eluard, Le sourd et l'aveugle in Capitale de la douleur, Poésie/Gallimard p.57) : C'est ce qui s'aiguise. C'est ce qui est en devenir d'être aigu, tranchant, incisif, menaçant :

"L'eau se frottant les mains aiguise des couteaux.
Les guerriers ont trouvé leurs armes dans les flots"
(Paul Eluard, ibid.)

La fluidité de l'eau, élément primordial, donne lieu à la dureté de l'arme blanche.
Pour que cette production soit effective, il faut en passer par la médiation du complément "se frottant les mains". On a donc la chaîne sémantique : "Eau - mains - couteaux".
En eux-mêmes, ces éléments renvoient à des scènes familières : celles de la préparation du repas par exemple, ou du travail du boucher, ou encore du nettoyage d'un outil, ou d'une arme.
C'est généralement le "poignard" qui est l'archétype de l'arme du combat clandestin, de l'attaque de nuit, de l'égorgement de la sentinelle. Ces "couteaux" pourraient représenter les armes civiles de la Résistance :

"Gagnerons-nous la mer avec des cloches
  Dans nos poches, avec le bruit de la mer
  Dans la mer, ou bien serons-nous les porteurs
  D'une eau plus pure et silencieuse ?

  L'eau se frottant les mains aiguise des couteaux.
  Les guerriers ont trouvé leurs armes dans les flots
  Et le bruit de leurs coups est semblable à celui
  Des rochers défonçant dans la nuit les bateaux."
  (Paul Eluard, ibid.)

La généricité de l'eau implique ici la pluralité des couteaux.
Eau et couteaux, d'un bout à l'autre de l'alexandrin, se font ainsi écho.

Etoiles :
"Les étoiles de jour parmi les feuilles vertes" (Paul Eluard, Giorgio de Chirico in Capitale de la douleur, Poésie/Gallimard p.62) : Elles se voient, se distinguent, même à la lumière du jour, comme si, cabotines, elles faisaient tout pour se faire remarquer, les starlettes de la peinture.
Le poème souligne cette petite monnaie du ciel "parmi les feuilles vertes".

Jours :
"Jours de lenteur, jours de pluie" (Paul Eluard, Leurs yeux toujours purs, op. cit., p.115) : Ils ne se ressemblent pas tous, les jours, puisque nous les traversons différemment. On pourrait comprendre la poésie comme étant une impressionnante tentative de mise en ordre des instantanés et des vifs éclats de nos imaginaires. D'où les anaphores :

"Jours de lenteur, jours de pluie,
Jours de miroirs brisés et d'aiguilles perdues,
Jours de paupières closes à l'horizon des mers,
D'heures toutes semblables, jours de captivité"
(Paul Eluard, ibid.)

Je lis ce vers : "Jours de lenteur, jours de pluie", et voilà que je songe que la pluie tombe et que je la revois qui tombe derrière les fenêtres de la maison de Lens.
La rue est sombre en automne et ma mère silencieuse qui parlait beaucoup.
Je m'ennuie au Lycée et généralement je m'ennuie tout court. Les professeurs n'ont pas encore pris l'habitude de mentir. Moi non plus. Nous nous tolérons donc.
Je lis ce vers et quelque chose de cette chimie sourde de la mémoire me renvoie au passé, jusqu'à cette impression d'entendre, de sentir, de sentir à  nouveau, de ressentir ce qui fut, où je fus, et qui je fus, et qui n'est plus. Voilà, sans blague, de quoi vous alourdir le coeur.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 3 juin 2008

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