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BLOG LITTERAIRE
31 octobre 2008

SPECTRALES SYNCHRONIES

SPECTRALES SYNCHRONIES
Notes sur La Chambre gothique d’Aloysius Bertrand.

LA CHAMBRE GOTHIQUE (1)

                  Nox et solitudo plenae sunt diabolo.
                                        Les Pères de l’Eglise.

        La nuit, ma chambre est pleine de diables.

- « Oh ! la terre, - murmurai-je à la nuit, - est un calice embaumé dont le pistil et les étamines sont la lune et les étoiles ! » (2)

    Et les yeux lourds de sommeil, je fermai la fenêtre qu’incrusta la croix du calvaire, noire dans la jaune auréole des vitraux. (3)

                                               *

    Encore, - si ce n’était à minuit, - l’heure blasonnée de dragons et de diables ! – que le gnome qui se soûle de l’huile de ma lampe ! (4)

    Si ce n’était la nourrice qui berce avec un chant monotone, dans la cuirasse de mon père, un petit enfant mort-né ! (5)

    Si ce n’était que le squelette du lansquenet emprisonné dans la boiserie, et heurtant du front, du coude et du genou !

    Si ce n’était que mon aïeul qui descend en pied de son cadre vermoulu, et trempe son gantelet dans l’eau bénite du bénitier !

    Mais c’est Scarbo qui me mord au cou, et qui, pour cautériser ma blessure sanglante, y plonge son doigt de fer rougi à la fournaise ! (6)

(Aloysius Bertrand, La Chambre gothique, Gaspard de la Nuit)

(1)   « La Chambre gothique » : Le texte instaure une unité de lieu pour toute une imagerie de sombre féerie. La posture gothique se retrouve d’ailleurs, de nos jours, dans une infinité de petits objets (gravures, illustrations de romans, photographies, vêtements, vidéo-clips, chansons, magazines,…).

(2)   Que le narrateur s’adresse à la nuit, « murmure à la nuit », marque un refus de s’adresser directement à ses contemporains ; écrire que l’on « murmure à la nuit », c’est choisir de prendre l’écriture comme moyen magique de se faire reconnaître des vivants. S’adresser à la nuit, c’est s’adresser au lieu d’être des gothiques, cette inversion du jour, ce lieu où tout serait possible puisque tout est occulté.

(3)   Bien infernale quand même, cette « croix noire » sur fond « jaune » comme une gloire peut-être, ou du jaune des flammes.

(4)   Les manifestations du nocturne miment le vivant. Les gnomes, ces gardiens des fortunes souterraines, s’enivrent aussi ; c’est qu’ils sont pleins d’appétits, comme nous et au contraire des êtres de lumière que sont les saints et les justes qui, eux, tendent à s’élever au-dessus des appétits vulgaires.

(5)   Le spectre est un être purement synchronique, un être en arrêt dans sa propre synchronie. Il s’oppose ainsi aux vivants humains qui, eux, sont diachroniques, qui passent le temps, traversent les ans, tout en étant fascinés par ces synchronies que sont les objets, par le temps arrêté des objets. Le collectionneur est ainsi un amateur de pure synchronie. Il est, avant tout, fasciné par cette demeure potentielle de l’être qu’est tout objet. C’est ainsi que tout objet acquiert un statut de « lieu d’être » sur lequel se fonde sa valeur. Tous, nous peuplons notre existence d’une multitude de synchronies pour lesquelles nous nous fascinons d’abord, afin de nous en lasser ensuite (images, chansons, demeures, illusions affectives, ou politiques, fêtes, famille(s), cercles, commémorations, fantasmes, souvenirs, nostalgies, habitudes, etc…) jusqu’à ce que diachronie et synchronie fusionnent dans la mort. Le fantôme est cet être singulier qui reste coincé dans une des multitudes synchronies du monde des vivants. C’est qu’après sa mort diachronique, il revient à un état antérieur, celui de l’éternel retour du même geste en un même lieu (cf «la nourrice qui berce avec un chant monotone, dans la cuirasse de mon père, un petit enfant mort-né !»). Le fantôme est donc un être tragique puisqu’il demeure cet être en crise assujetti à un seul lieu, un seul temps, une seule action (cf «le squelette du lansquenet emprisonné dans la boiserie, et heurtant du front, du coude et du genou !»). D’où les « esprits frappeurs », - les poltergeist -, les taches de sang qui, quoique les vivants fassent, ne s’effacent jamais, et ces calendriers des spectres qui n’apparaissent pas n’importe quand, n’importe où et ne font pas n’importe quoi.

(6)   L’anaphore « Si ce n’était » suggère que la présence des spectrales synchronies occasionne au narrateur une gêne relative. C’est qu’il y a pire que la synchronie passive des revenants enclos comme des autistes dans la forteresse de leur répétition, il y a l’illusion de la diachronie, l’action de l’être maléfique sur le vivant, l’action ici de « Scarbo », cette personnification du scarabée (l’escarbot) autant que de la pierre rouge (l’escarboucle) (7) qui mêle le vampirisme (cf « Mais c’est Scarbo qui me mord au cou ») à l’iconographie gothique : le marquage au fer rouge des condamnés aux ténèbres de cette terre. Il me semble d’ailleurs que la mode des tatouages, des piercings et des postures gothico-adolescentes, rappelle cette ancienne condamnation, cette marque des maudits que l’on retrouve dans les milieux en marge de la société.

(7)   Nous lisons ainsi cette note de Jean-Luc Steinmetz : « Ce nom [Scarbo] renvoie, autant qu’à l’insecte nommé « escarbot » (scarabée ou hanneton), à l’escarboucle, pierre de couleur rouge fort estimée des Anciens et des Orientaux. » (Jean-Luc Steinmetz, édition du Livre de Poche Classique du Gaspard de la Nuit d’Aloyius Bertrand, 2002, p.297)

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 31 octobre 2008

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