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BLOG LITTERAIRE
4 mai 2012

DANS UN GLAPISSEMENT D'AVERSE

DANS UN GLAPISSEMENT D'AVERSE

"Noire bise, averse glapissante,
Et fleuve noir, et maisons closes,
Et quartiers sinistres comme des Morgues,
Et l'Attardé qui à la remorque traîne
Toute la misère du coeur et des choses,
Et la souillure des innocentes qui traînent,
Et crie à l'averse : "Oh ! arrose, arrose
"Mon coeur si brûlant, ma chair si intéressante !"
(Jules Laforgue, Derniers vers, pièce XII, vers 1-8, cf "Jules Laforgue, Poésies complètes", Livre de Poche n°2109, p.310)

1.
La bise peut être noire. C'est assombrir plus encore le décor. C'est donner de la ténèbre au mouvement.

2.
L'averse peut glapir. C'est du renard alors. Ou de la grue. La grue, en argot, c'est une prostituée.

3.
En écho à la bise noire, le fleuve noir. C'est du temps qui coule, le fleuve. Non pas le Temps, l'insaisissable Chronos, mais du temps, celui qui est à notre mesure et qui nous divise en heures. Noir donc, ce temps vécu, ténébreux. Quant aux aux "maisons", elles sont "closes" : ce sont des bordels.

4.
Les quartiers peuvent être "sinistres". C'est qu'ils sont à l'image des humains, préoccupés par l'argent, par leur santé, par leurs affects, par leur avenir. Qui connaît les quartiers des villes en crise peut les y reconnaître dans ces vers de Jules Laforgue. C'est bien simple, on dirait certaines rues de Dunkerque, ou de Maubeuge. C'est du s'en va qui meurt, qu'on dirait "des Morgues". Quartiers de morts-vivants : déjà morts socialement, et vivants encore, tourmentés, affectés, infectés même peut-être par la syphilis, ou le sida, ou l'hépathite C, ou l'alcool, ou la drogue, ou la violence.

5.
C'est que les choses s'enchaînent, et pas si logiquement que ça, mais tenues entre elles par la conjonction "et" et la fatalité qu'ils ont, les humains, de vivre ensemble. Cette strophe est pleine de "et" qu'on dirait quelqu'un qui se lamente.

6.
Celui qui s'attarde peut prendre une majuscule, tant il est rare vu le temps sinistre qu'il fait. Ou alors, c'est peut-être le narrateur lui-même qui se désigne ainsi, non sans ironie.

7.
Le coeur, ça peut être plein de misère : manière de dire la tristesse, l'imprégnation de la tristesse, l'intériorisation de la tristesse. Le paupérisme se confond souvent avec la durée. Ce n'est plus le temps divisé des gens qui ont beaucoup à faire, c'est le temps qui est dur car, justement, il dure ; il "se traîne" parmi "les choses", dans l'indéfini des indifférenciés, dans le mauvais temps, dans la souillure.

8.
Le mot "souillure" s'oppose si bien au pluriel des "innocentes" qu'il va de soi, l'accouplement de ces deux termes dans cette évocation du "trottoir" (en français, l'expression "faire le trottoir" signifie se prostituer, attendre le client.

9.
La répétition de la forme "traîne(nt)" nous entraîne évidemment à penser au mot "traînée" (prostituée, femme de mauvaise vie), et aussi qu'il "traîne", ce monde, qu'il reste coincé dans un autre temps, celui de la pluie qui tombe (les "i" de l'adjectif "sinistres") et des quartiers pleins d'ombres (cf les assonances "oir" et surtout "o" qui parcourt toute la strophe, reliant les "innocentes" aux "maisons closes").

10.
La souillure, elle peut bien causer, la souillure, et "crier" au temps qu'il fait ("l'averse") comme au temps qui passe. Ce n'est pas la fille qui crie, c'est l'imagination du narrateur, qui se met à penser ce qu'elles pourraient penser, les "innocentes" (notons d'ailleurs que, tout à fait intelligemment, Jules Laforgue a ici évité les termes péjoratifs) si, soudain, elles se mettaient à "crier", qu'elles ont besoin d'être nettoyées, que leur coeur est trop "brûlant" (de fièvre, de tourments, de soucis) ou trop vif, leur coeur, trop vif encore dans une "chair si intéressante". On notera l'ironie, celle qui fait hausser les épaules des filles quand les garçons se prennent niaisement à les contempler, et la lucidité, la prostitution répondant à une demande, et donc faisant l'objet d'un commerce.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 4 mai 2012

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