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BLOG LITTERAIRE
28 septembre 2012

L'INCIPIT DU PROLOGUE DE PANTAGRUEL

L'INCIPIT DU PROLOGUE DE PANTAGRUEL

I) Les deux premiers paragraphes du Prologue du Pantagruel de Rabelais (cf Le Livre de Poche, "Les Classiques de Poche" n°1240, publié sur le texte définitif établi et annoté par Pierre Michel) .

"Très illustres et très chevaleureux champions, gentilz hommes et aultres, qui voluntiers vous adonnez à toutes gentillesses et honnestetez, vous avez n'a guères veu, leu et sceu les Grandes et inestimables Chronicques de l'énorme géant Gargantua, et, comme vrays fidèles, les avez creues gualantement, et y avez maintesfoys passé vostre temps avecques les honorables dames et damoyselles, leur en faisans beaulx et longs narrez alors que estiez hors de propos, dont estez bien dignes de grande louange et mémoire sempiternelle.
    Et à la mienne volunté que chascun laissast sa propre besoigne, ne se souciast de son mestier et mist ses affaires propres en oubly, pour y vacquer entièrement sans que son esperit feust de ailleurs distraict ny empesché; jusques à ce que l'on les tint par cueur, affin que, si d'adventure l'art de l'imprimerie cessoit, ou en cas que tous livres périssent, on temps advenir un chascun les peust bien au net enseigner à ses enfans, et à ses successeurs et survivens bailler comme de main en main, ainsi que une religieuse Caballe ; car il y a plus de fruict que par adventure ne pensent un tas de gros talvassiers tous croustelevez, qui entendent beaucoup moins en ces petites joyeusetés que ne faict Raclet en l'Institute."

II) Note :

Le dépaysement qu'offre au lecteur moderne (celui à qui l'on vante partout des textes maigres, sobres, au régime sec, efficaces, austères, évémentiels tant que dure la saison et aussi voués aux puces des marchés que chat à tique) le dépaysement donc de la langue rabelaisienne est bien plaisant... deux paragraphes, deux phrases... tour de bateleur... c'est qu'il s'agit d'inciter à les lire, ces histoires fort propres à amuser "dames et damoyselles" (c'est tout de même intéressant pour celui qui aime à distraire)... habile discours qui s'adresse à tous ("gentils hommes et aultres") pour rappeler combien il est précieux de savoir... et même de savoir "par cueur"... et même si ce ne sont que "petites joyeusetés"... car ces "petites joyeusetés" là sont pleines de "fruict"... entendez qu'elles sont aussi savoureuses que donnant à songer...  certes, les "gros talvassiers" (vantards, crâneurs, têtes d'oeuf) et les "croustelevez" (ceux qui sont pleins de croûtes et de vérole, attestant ainsi qu'ils sont bien peu respectueux de leur corps), les "Raclet de l'Institute" (entendez les professeurs de droit incapables d'interpréter les "Institutes", lesquels sont des principes de droit romain dont la rédaction fut ordonnée par l'empereur Justinien, et, outre les professeurs de droit, tous les ânes à diplômes aussi longs que leurs oreilles qui ne font jamais que répéter les âneries que leur confrères ânes et mulets publient dans des revues destinées à l'ânification de la société, laquelle fort contente de tant rire à les lire leur octroie assez souvent ces palmes car qui dote un âne de palmes est bien plus ironique qu'on ne le croit), certes donc, les sots n'y entendront rien, à ces joyeusetés là, et pourtant, l'auteur le dit clairement, "si d'adventure l'art de l'imprimerie cessoit", il serait bel et bon qu'on les ait retenues par coeur afin de les enseigner "à ses enfans, et à ses successeurs et survivens", de même que la tradition cabalistique (le commentaire de la Bible, connu sous le nom de La Cabale) se perpétue d'un maître l'autre.

III) Cocasseries expressives

1.
"estre chevaleureux" : être valeureux comme chevalier à cheval, tout comme on dit être valeresque comme chevalier à même monture. Se dit aussi d'un jokey particuliérement efficace ("Ah, machin, qu'est-ce qu'il en gagne des courses, ah c't'un chevaleureux, çui-là!").

2.
"estre gentil homme et aultres" : être tellement bourré de qualités que celle de gentil homme ne pourrait suffire à vous définir tout entier.

3.
"avoir vu, lu et su" : avoir ouvert son cahier et appris sa leçon. Sur le même modèle cf l'expression "avoir veau, l'eau et seau": ce qui est bien utile aussi, mais pour d'autres raisons cependant. Quant aux expressions "avoir vent, l'an et sang" "avoir verre, l'air et serf", "avoir vie, lit et scie" nous n'en voyons point l'utilité, hormis le fait qu'elles ont bien pu servir à quelque auteur pour dire des qu'on n'a ni vus, ni lus, ni sus.

4.
"faire narré" : faire récit de quelque chose.
Citation :
Et pour les faire marrer, il leur fit vif narré des piquantes aventures de l'énorme géant Gargantua, car qui fait rire dames et damoyselles a plus de compagnie que celui qui raconte des cafougnettes aux araignes qui traversent son ombre.

5.
"estre hors de propos" : ne plus savoir que dire. Il est alors fort utile de savoir quelque conte et histoire. Ainsi, si l'on est en galante compagnie, cela peut distraire "dames et damoyselles" de narrer quelque détail des "Grandes et inestimables Chronicques de l'énorme géant Gargantua" ainsi que des "Faitctz et Prouesses espoventables" de Pantagruel "Roi des Dipsodes". Ceci dit, ce fut peut-être vrai dans le temps évoqué par Rabelais, mais de nos jours, les géants, même fort cocasses, ne font pas recette, à moins que vous ne fréquentiez une fort unique, étonnante, érudite demoiselle, sinon, vous prenez un râteau et passez pour un cuistre, un fâcheux, un bavard, un ennuyeux et pis encore évidemment.

6.
"périr par les livres" : se consacrer corps et âme à la littérature qu'enfin le corps s'use et l'âme se dilate tellement que l'on en meurt avec l'intuition que l'on a loupé quelque chose.

7.
"être en proie aux talvassiers et croustelevez" : subir les vantardises de personnes sottes et laides. Cela arrive plus souvent qu'on ne le croit et il me semble, à moi, que le monde est plein de ces gens qui ne vous laissent point en paix et vous assomment de leurs exploits et efficacetés aussi bien qu'un géant écrase en marchant sans le voir le promeneur solitaire et songeur.

8.
"s'y entendre en joyeusetés à la Rabelais" : savoir, comme le fit François Rabelais, composer des histoires cocasses, savantes et distrayantes.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 28 septembre 2012

 

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