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BLOG LITTERAIRE
21 novembre 2012

AUSSI SCANDALEUSES QU'UNE FILLE NUE

AUSSI SCANDALEUSES QU'UNE FILLE NUE
Sur quelques syntagmes extraits du livre "Le réel et son double", de Clément Rosset, folio essais n°220.

1.
"séparer en deux ce qui ne fait qu'un" (p.18) : Les regards divisent le monde avec un couteau, voyez, celui de la pensée. D'ailleurs, on tranche dans le vif. C'est qu'c'est une géométrie forcée, le monde, un labyrinthe que nous tentons de flécher.

2.
"d'être à la fois elle-même et l'autre" (p.19) : A traiter du réel et de son double, on en vient à voir dans "la notion de double à la fois elle-même et l'autre". Autrement dit, voilà une notion qui n'est pas seulement elle-même. Ce qui vaut pour tous les signifiants qui sont à la fois eux-mêmes (une forme signifiante) et qui sont aussi ce jeu de connotations qui constituent tout texte en ensemble complexe, tout énoncé en énigme.

3.
"où l'on en trouve des échos multiples" (p.20) : L'écrivain en collecteur d'échos, en cristallisant de reflets. Remarquez que le mot écho relève du lexique - du champ lexical comme disent les cuistres et leurs pédagogiques perroquets - du lexique du son. Le sens, c'est d'abord du son. C'est sans doute pour ça que les discours finissent de toute façon par nous endormir. Bercé qu'on est, ouaté du son. Et il y eut des tribuns si efficaces qui réussirent à faire prendre le rythme de leurs périodes, la cadence de leurs incises, l'éclair de leurs éclats pour du sens, à faire, via le son, transe du sens.

4.
La politique est une hypnose molle. C'est que le sujet est un patient, et le politique un administrateur de remèdes.

5.
Au fond, le capitalisme a suivi la voie de la modernité artistique : on est passé du symbolique (ce billet de banque permet d'acheter des choux) à l'abstrait (ce billet de banque permet d'acheter des sous), de la transaction à la spéculation, de la technique au conceptuel, de l'étal du marché aux montagnes russes des bourses. Pas étonnant en ces temps où le vide fait le plein. Du reste, à mon avis, voyez, l'art contemporain, par bien des aspects, c'est jamais qu'une bulle spéculative comme une autre.

6.
Les gens ont deux oreilles : l'une est morale, l'autre est économique. Voilà pour éclairer l'expression "dormir sur ses deux oreilles", qui dit donc que l'humain le plus tranquille est celui qui réussit à accorder les impératifs de la morale avec la nécessité économique.

7.
"la duplication du réel" (p.55) est l'objet même des technologies du virtuel. Il s'agit de créer un nouveau monde, (autre continent et nouvelle Amérique), où tout encore une fois serait possible, où l'on pourrait tirer parti du réel en le dupliquant. De la même façon que l'enrichissement du monde s'est accéléré avec la production en série (la duplication à l'infini d'un modèle) et la révolution industrielle, la production à l'infini d'informations immédiatement saisissables et la révolution Internet permettent cette duplication du réel qui soudain, pour reprendre les termes mêmes de Clément Rosset, exprime un autre réel, qui seul lui confère son sens et sa réalité. Il s'agit bien sûr d'une illusion métaphysique : "cet autre réel", cette réalité augmentée, n'est qu'une des faces de la complexité infinie de ce qui est, un couloir dans ce labyrinthe où le roi a choisi son palais.

8.
Internet change la façon dont nous percevons le corps. Jadis, nudité était lointaine, et plus lointaine encore la nudité désirable. Internet donne à voir en continu de la nudité en série. Ceci sans doute aura un impact durable. Je ne me prononcerai pas sur la qualité de cet impact : il se peut qu'il contribue à dégrader l'autre en un corps immédiatement saisissable, mais franchement, je ne suis pas bien sûr que cette dégradation ne soit pas une constante des humains dans ce qu'ils ont de plus stupide, et qui ne date pas, loin s'en faut, de l'invention d'Internet et des nénettes à webcam. La lapidation des femmes adultères dans certains pays musulmans est infiniment plus inacceptable qu'une paire de lolos siliconés sur La Toile (paraît qu'on dit plus "la Toile", qu'ça fait ringard, m'en fous.)

9.
"amène vite à l'absolument rien" (p.123) : L'absolument rien est inscrit en toute chose puisque tout finira dans un grand rien. Du "je ne sais quoi et du presque rien" de Jankélévitch, on peut certes disserter à l'infini, on comprend bien que l'expression tourne autour d'un pot où il n'y a rien, ni roses, ni clé. De fait, dès qu'il y a quoi, il y a de quoi, et dès qu'il y a presque, il n'y a plus plus rien. Au fond, la philosophie fait sortir des vérités de puits qui n'existent pas. Elles n'en sont pas moins vraies et aussi scandaleuses qu'une fille nue dans la bibliothèque d'un roman d'Agatha Christie.

10.
Ce qui m'ennuie dans le réel, c'est qu'il ne cesse de nous solliciter : il a mille bras pour s'emparer de nous, mille yeux pour nous jauger, mille bouches pour nous prier, mille marteaux pour nous casser les pieds. Et pourtant, il faut être poli avec le réel, il faut être obligeant avec le réel, alors qu'il n'est, dans la plupart des cas, que comédie de Scapin bien décidé à nous fiche dans le sac et nous flanquer des coups avant de nous piquer nos sous.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 21 novembre 2012

 

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