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BLOG LITTERAIRE
31 décembre 2012

ET DANS CES DECHIRURES

ET DANS CES DECHIRURES
Notes sur la "Préface à l'édition originale des Orientales", de Victor Hugo, cf Victor Hugo, Les Orientales / Les Feuilles d'automne, Poésie/Gallimard, p. 19 à 24. Les citations figurent ici entre guillemets.

1.
"L'espace et le temps sont au poète" écrit Victor Hugo dans la préface de janvier 1829 des Orientales. Une expérience spatio-temporelle, la poésie. Certes, sans doute, en effet. Il est aussi que chaque humain est un vécu spatio-temporel. L'histoire de l'humanité peut se percevoir comme une multiplication des expériences. Voilà de quoi vous filer le vertige. Au moment où j'écris ces lignes, des gens passent dans des espaces et des temps auxquels je ne peux, par définition, avoir accés. D'une certaine manière, l'expérience de l'autre est unique et inaccessible et ce n'est sans doute que par convention qu'elle paraît compréhensible. La révolution industrielle, la production en série, la mondialisation, auraient pour effet apparent d'uniformiser les comportements et d'aplanir les idéologies. C'est, je pense, le contraire qui se déroule sous nos yeux : les tissus sociaux se déchirent et dans ces déchirures apparaissent d'autres espaces et d'autres temps infiniment inquiétants parce qu'irréductiblement humains.

2.
L'administration ne peut empêcher les déchirures, elle ne peut qu'en gérer l'intensité. Ce ne sont pas les "pôles emplois" qui peuvent réduire les taux de chômage, c'est l'accroissement de la production, laquelle a pour but apparent d'uniformiser les consommations, et pour but réel d'accroître les distinctions de plus en plus subtiles entre les groupes sociaux. On pensait la révolution industrielle en termes d'intégration ; il est sans doute qu'elle est essentiellement communautariste.

3.
"Pourquoi avez-vous fait ce livre ? Pourquoi ce sujet ? Ne voyez-vous pas que l'idée première est horrible, grotesque, absurde (n'importe !), et que le sujet chevauche hors des limites de l'art ?"Donnant la parole à certains de ses critiques - une sorte de prosopopée -, Victor Hugo imagine (pléonasme) que son sujet, ses sujets, pourrait-on dire, chevauchent hors des limites de l'art. Je veux, mon neveu !Qu'ils galopent, les gothiques, baroques, romans, horribles, grotesques, absurdes, qu'ils aillent à la chasse au fantasque, qu'ils battent la campagne à monts et merveilles, puisque, franchement, comment voulez-vous loger une pareille armée, une chevalerie si fantastique dans les maisons sérieuses et bien ordonnées de la raison pratique ?

4.
"... tous portant leur destination écrite dans leur architecture ; marchés pleins de peuple et de bruit ; cimetières où les vivants se taisent comme les morts ; ici, le théâtre avec ses clinquants, sa fanfare et ses oripeaux" : il y a donc une architecture lisible ; et donc une illisible aussi, une occulte, une fermée au regard, une invisible parfois, celle des rues qui disparaissent dans les nouvelles de Jean Ray, et cette architecture de Malpertuis qui n'en finit pas, masquée par la boutique d'un marchand de couleurs, de se démesurer.

5.
Cependant, la ville lisible à la Hugo est, elle aussi, assez mystérieuse : "rues étroites, tortueuses, quelquefois obscures, où se lient les unes aux autres mille maisons de toute forme, de tout âge, hautes, basses, noires, blanches, peintes, sculptées; labyrinthes d'édifices dressés côte à côte, pêle-mêle, palais" : qu'on arrête là l'énumération ; elle est assez étrange pour avoir l'air d'être surgie du passé, cette ville. Ce qui était encore familier aux gens du XIXème siècle, on a besoin nous autres de l'agrémenter de tourisme, de couleur locale, de merchandising folklorique, sinon, ça vous prend vite de ces airs de lieu qui veut pas vraiment de vous, ces vieilles architectures, ces places à énigmes, à heures inquiétes, à ombres.

6.
"C'est là une des imaginations les plus folles où l'on se puisse aventurer." L'imagination est donc une aventure, et l'écrivain un aventurier du fantasme, du "désordre", de la "profusion", de la "bizarrerie" et du "mauvais goût" : dans ces quatre termes toute la modernité littéraire. Hugo a vu juste : l'imagination va s'emparer des esprits et pousser son arbre dément dans les cervelles. Cela a-t-il déstabilisé l'ordre social ? On peut en douter. Il est plutôt que l'étrangeté littéraire va rendre compte de l'étrange folie des humains qui, devenant de plus nombreux, de plus en plus rapides, de plus en plus efficaces, semblent courir après une paix qu'ils ne trouveront plus et qui n'a peut-être jamais existé.

7.
La littérature est la voix même de Cassandre. On l'écoute, on ne la croit pas, et on fonce dans le mur.

8.
"Jamais tant d'intelligences n'ont fouillé à la fois ce grand abîme de l'Asie." : Evidemment, à notre époque, où la Chine est en passe de dominer le réel, et où le Proche et le Moyen-Orient décident de la paix du monde, l'expression "grand abîme de l'Asie" rappelle que ce grand abîme là pourrait bien nous engloutir.

9.
Dans le dernier paragraphe de cette préface de janvier 1829, cette prémonition encore : "Tout le continent penche à l'Orient. Nous verrons de grandes choses. La vieille barbarie asiatique n'est peut-être pas aussi dépourvue d'hommes supérieurs que notre civilisation le veut croire." Tu l'as dit, Toto.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 31 décembre 2012

 

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