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BLOG LITTERAIRE
25 février 2013

MALGRE LES DIEUX ET LES HOMMES

MALGRE LES DIEUX ET LES HOMMES
Notes de lecture sur les scènes 6 et 7 de l'acte III de la tragédie Iphigénie, de Racine.

1.
Résumé des scènes 6 et 7.
Scène 6 : Clytemnestre a laissé Iphigénie sous la garde d'Achille, qui se montre amer en évoquant les changements dans l'attitude de Clytemnestre à son égard (vers 949-954). Il brûle d'agir et veut venger son honneur et celui d'Iphigénie (vers 955-992). Iphigénie tente de le détourner de son projet en lui rappelant qu'Agamemnon est avant tout son père et qu'il convient de "l'entendre" avant de le "condamner" (vers 993-1020). Achille se sent alors trahi et doute de la sincérité d'Iphigénie (vers 1021-1030). Les doutes d'Achille cabrent Iphigénie qui lui rappelle combien est sincère et profond l'amour qu'elle éprouve pour lui (vers 1031-1046).
Scène 7 : Clytemnestre rend compte de son échec : elle n'a pu rencontrer Agamemnon (vers 1048-1053). Achille se propose d'aller lui-même s'expliquer avec le roi des rois (vers 1054-1058). Craignant que la rencontre tourne à l'affrontement physique, Iphigénie supplie Achille de renoncer à ce "triste entretien" (vers 1059-1072). Achille y consent et se porte garant auprès de Clytemnestre de la sécurité de sa fille (1073-1084).

2.
"C'est peu de vous défendre, et je cours vous venger,
Et punir à la fois le cruel stratagème
Qui s'ose de mon nom armer contre vous-même."
(III, 6, vers 960-962 [Achille à Iphigénie])

Il ne suffit pas à Achille de rester près d'Iphigénie ; il veut agir, il veut venger. C'est que l'honneur de son nom est en jeu. Les dieux, en demandant le sacrifice d'Iphigénie, ont donc semé la discorde dans le camp des Grecs.

3.
"Il faut que le cruel qui m'a pu mépriser
Apprenne de quel nom il osait abuser."
(III, 6, vers 991-992)

Cet abus du nom, Achille ne cesse d'y revenir, puisqu'Achille n'est plus Achille si n'importe quel "barbare" (cf vers 964) peut l'utiliser à son profit.

4.
"Lui, votre père ? Après son horrible dessein,
Je ne le connais plus que pour votre assassin."
(III, 6, vers 999-1000 [Achille à Iphigénie])

Agamemnon n'a plus droit à son nom, il n'est plus aux yeux d'Achille qu'un "barbare". Il n'a plus droit non plus à la dignité de "père", et n'est plus qu'un "assassin", quelqu'un donc que l'on doit éliminer.

5.
"Croyez qu'il faut aimer autant que je vous aime,
Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux
Dont votre amour le vient d'outrager à mes yeux."
(III, 6, vers 1010-1012 [Iphigénie à Achille])

Après l'harmonie de l'écho "aimer / aime", trois termes expriment la virulence d'Achille et le trouble d'Iphigénie : "souffrir" ; "odieux" ; "outrager". Ce qui est insupportable à Iphigénie, ce sont les "noms odieux". Encore une fois, le texte souligne l'importance du nominal. Ce sont donc les noms qui agitent les esprits et arment les bras. Il faut donc nommer le plus justement possible, et trouver le nom véritable des êtres que l'on adore comme des êtres que l'on combat.

6.
"Et pourquoi voulez-vous qu'inhumain et barbare,
Il ne gémisse pas du coup qu'on me prépare ?"
(III, 6, vers 1013-1014 [Iphigénie à Achille])

C'est à une  définition complexe de l'être humain que fait appel ici la fille d'Agamemnon. Certes, le roi des rois se montre "inhumain", et "barbare" ; n'en est-il pas moins homme ? N'en est-il pas moins être de langage ? :

"Faut-il le condamner avant que de l'entendre ?"
(III, 6, vers 1018 [Iphigénie à Achille])

Vision moderne de la justice qui donne aussi la parole à l'accusé. C'est que la parole permet de nommer. Ce que propose Iphigénie à Achille, c'est de ne pas sans l'entendre plaider sa cause traiter Agamemnon en créature nuisible. Il convient ici d'écouter et d'analyser les mots et les noms par lesquels Agamemnon va justifier les raisons de ses actes.

7.
"Un cruel (comment puis-je autrement l'appeler ?)"
(III, 6, vers 1023 [Achille à Iphigénie])

Le doute n'est pas possible à Achille. Il ne voit pas quel autre nom que celui de "cruel" il pourrait accorder à Agamemnon. Toute tentative de rendre à ce père indigne quelque dignité d'homme lui semble presque une trahison :

"Et lorsqu'à sa fureur j'oppose ma tendresse,
Le soin de son repos est le seul qui vous presse ?
On me ferme la bouche ? On l'excuse ? On le plaint ?
C'est pour lui que l'on tremble, et c'est moi que l'on craint ?
Triste effet de mes soins ! Est-ce donc là, Madame,
Tout le progrès qu'Achille avait fait dans votre âme ?"
(III, 6, vers 1025-1030 [Achille à Iphigénie])

8.
"C'est pour lui que l'on tremble, et c'est moi que l'on craint ?"
(III, 6, vers 1028 [Achille à Iphigénie])

Virtuosité de Jean Racine. Vers monosyllabique. Rythme ternaire qui oppose les pronoms "lui" et "moi". Parallélisme des constructions. Jeu sur la valeur des compléments : Iphigénie, en tremblant pour son père,fait preuve d'empathie, elle se tourne vers le monde extérieur, fût-il mortifère ; en craignant son fiancé, elle fait d'Achille un simple objet de proposition relative. Echo des traits [t] + [r] / "[k] + [r] appuyé par les nasales [an] et [ain].

9.
Une conception naïve de la littérature met la forme au service du fond. Le bon auteur serait celui qui utiliserait à bon escient les ressources de la langue pour mieux exprimer ce qu'il a à dire. Le style ne serait qu'un outil. C'est un peu court, et c'est même faux. Ce qui pousse Racine ou Céline, Proust ou Claude Simon, à, dès qu'ils le peuvent, faire preuve de virtuosité, c'est que la langue travaillée dans sa forme permet de faire surgir le monstre du lac. En ce sens, le style n'est pas un outil, mais une arme. La tragédie classique n'est pas seulement un ensemble de conventions, elle est un filet serré d'alexandrins qui permettent de dessiner des figures inédites et d'enrichir le discours d'une parole inouïe et précieuse comme la vérité.

10.
Expression qui me semble assez satisfaisante du pessimisme radical, du cynisme originel : Tout est pour le pire dans le meilleur des mondes possibles.

11.
"Que n'avez-vous pu voir
A quel excès tantôt allait mon désespoir,
Quand presque en arrivant un récit peu fidèle
M'a de votre inconstance annoncé la nouvelle !
Quel trouble ! Quel torrent de mots injurieux
Accusait à la fois les hommes et les dieux !"
(III, 6, vers 1035-1040 [Iphigénie à Achille])

Face à Achille qui semble douter de la sincérité de ses sentiments (cf vers 1029 / 1030 : "Est-ce donc là, Madame, / Tout le progrès qu'Achille avait fait dans votre âme ?"), Iphigénie rappelle à Achille ce que, sans doute, emporté par la fougue, il n'a pas vu :

"Vous voyez de quel oeil et comme indifférente,
J'ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante.
Je n'en ai point pâli."
(vers 1033-1035)

Mais si elle est restée si calme, "comme indifférente", à la nouvelle de sa mort prochaine, son esprit s'est emballé lorsqu'elle a pensé qu'Achille se détournait d'elle :

"Que n'avez-vous pu voir
A quel excès tantôt allait mon désespoir,
Quand presque en arrivant un récit peu fidèle
M'a de votre inconstance annoncé la nouvelle !"
(vers 1035-1038)

Le "trouble" s'est alors emparé d'elle, la dressant contre les "hommes et les dieux", faisant d'elle cette maudite, bafouée par Achille, trahie par Eriphile, condamnée par son propre père et par l'ordre des dieux. Il y a dans ce "trouble", ce "torrent de mots injurieux" contre "les hommes et les dieux" une rébellion qui me plaît, l'orgueil blessé de celle qui eut la naïveté de penser "qu'une flamme si belle / [l']élevait au-dessus du sort d'une mortelle." (vers 1045-46).

12.
"Quel trouble ! Quel torrent de mots injurieux
Accusait à la fois les hommes et les dieux !"
(III, 6, vers 1039-40 [Iphigénie à Achille])

Ce "trouble", c'est aussi une révolte ontologique, un sursaut de l'être face à l'être contraire "des hommes et des dieux". Iphigénie cabrée, l'oeil noir, étincelant, le corps tendu contre la menace, contre le péril qu'il y a à être si humaine dans un monde dont se jouent les dieux et la langue des hommes. En écho à ces vers :

"Je veux être heureuse malgré les dieux et les hommes." (Caroline von Schelling, Lettres du premier romantisme,  1871, cité par Raoul Vaneigem dans son Dictionnaire de citations, Le cherche mide éditeur, 1998, entrée "heureux").

13.
"Il me fuit. Ma douleur étonne son audace."
(III, 7, vers 1053 [Clytemnestre à Achille])

Agamemnon évite toute nouvelle confrontation avec Clytemnestre. Ce qu'il veut éviter, c'est d'être face à la douleur. Il se montre lâche. Complaisant, soumis aux dieux, Agamemnon est l'antithèse d'Achille dont les paroles de fermeté terminent l'acte III :

"Votre fille vivra, je puis vous le prédire.
Croyez du moins, croyez que tant que je respire,
Les dieux auront en vain ordonné son trépas :
Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas."
(III, 7, vers 1081-1084 [Achille à Clytemnestre])

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 25 février 2013.

 

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