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BLOG LITTERAIRE
26 février 2013

ERIPHILE EN CHEVAL DE TROIE

ERIPHILE EN CHEVAL DE TROIE
Notes sur les scènes 1, 2, 3 de l'acte IV de la tragédie Iphigénie, de Racine.

1.
Résumé des scènes 1, 2, 3.
Scène 1 : A la surprise de Doris, sa confidente, Eriphile, loin de se réjouir de la mort annoncée de sa rivale, se montre jalouse de l'amour mutuel que se portent Achille et Iphigénie (vers 1085-1105). Eriphile doute aussi de la réalisation de l'oracle et pense qu'Achille, Clytemnestre et Iphigénie auront bientôt raison de l'indécision d'Agamemnon (vers 1106-1126). Elle décide donc d'agir en révélant à l'ensemble des Grecs le conflit entre Achille et Agamemnon et l'enjeu de ce conflit. Elle se réjouit alors de la discorde qui éclaterait dans le camp des Grecs et le profit qu'en tirerait Troie. (vers 1127-1140).
Scène 2 : Clytemnestre attend Agamemnon et laisse éclater son ressentiment envers son "barbare" époux.
Scène 3 : Impatienté de ne pas voir arriver Iphigénie, Agamemnon vient lui-même demander la raison de ce retard à une Clytemnestre décidée à affronter son mari.

2.
"Ah ! que me dites-vous ? Quelle étrange manie
Vous peut faire envier le sort d'Iphigénie ?
Dans une heure elle expire. Et jamais, dites-vous,
Vos yeux de son bonheur ne furent plus jaloux."
(IV, 1, vers 1085-1088 [Doris à Eriphile])

Ce que Doris nous apprend sur Eriphile, c'est qu'elle se projette facilement dans ce qu'elle pense être le bonheur des autres. Si ses "yeux" sont "jaloux" d'Iphigénie, c'est qu'Iphigénie a l'assurance d'être aimée d'Achille. Peu importe si la princesse grecque dans une heure sera morte, Eriphile est toute entière dans ce qu'elle a vu : le si farouche Achille vaincu par Iphigénie :

"Ce héros, si terrible au reste des humains,
Qui ne connaît de pleurs que ceux qu'il fait répandre,
Qui s'endurcit contre eux dès l'âge le plus tendre,
Et qui, si l'on nous fait un fidèle discours,
Suça même le sang des lions et des ours,
Pour elle de la crainte a fait l'apprentissage :
Elle l'a vu pleurer et changer de visage."
(IV, 1, vers 1096-1102 [Eriphile à Doris])

La puissance d'Iphigénie fascine Eriphile. C'est qu'Achille est aussi le bourreau de Lesbos, et Eriphile tire une sorte de vengeance du désarroi amoureux du guerrier. Dans les derniers vers de l'acte II, Eriphile disait : "J'ai des yeux". A l'acte III, elle rappelle à Achille qu'elle voit déjà "marcher" contre Troie "une armée en furie" :

"Je vois déjà l'hymen, pour mieux me déchirer,
Mettre en vos mains le feu qui la doit dévorer."
(III, 4, vers 887-888 [Eriphile à Achille])

Ce qu'elle évoque ainsi, ce n'est pas seulement le futur à feu et à sang de Troie, mais aussi le passé de Lesbos, vaincue par Achille. Visionnaire, en pressentant la chute de Troie, elle revoit, elle revit le sac de Lesbos. Cette manière de voir et de revoir encore est certes une "étrange manie", c'est aussi pour Eriphile le moyen de dire sa vérité :

"Jamais rien de plus vrai n'est sorti de ma bouche."
(IV, 1, vers 1090 [Eriphile à Doris])

3.
"Jamais rien de plus vrai n'est sorti de ma bouche."
(IV, 1, vers 1090 [Eriphile à Doris])

Elégante clarté de Racine. Ce qu'il fait dire à Eriphile vaut pour lui-même. Racine lui aussi "a des yeux". Sa poésie est un regard qui plonge au coeur de ses créature. Comme un couteau. Un scalpel. Une vérité.

4.
Etonnante clairvoyance d'Eriphile, qui devine le trouble et l'indécision d'Agamemnon :

"Et quoique le bûcher soit déjà préparé,
Le nom de la victime est encore ignoré :
Tout le camp n'en sait rien. Doris, à ce silence,
Ne reconnais-tu pas un père qui balance ?"
(IV, 1, vers 1115-1118 [Eriphile à Doris])

5.
Eriphile cheval de Troie. Dans leur bienveillance, Achille et Iphigénie l'ont, sinon prise sous leur protection, du moins libérée de sa captivité. C'est sans compter sans la jalousie qui l'anime et qui prévoit non seulement une vengeance personnelle, mais aussi un acte de guerre, une action d'éclat au service de Troie :

"Ah ! Doris, quelle joie !
Que d'encens brûlerait dans les temples de Troie,
Si troublant tous les Grecs, et vengeant ma prison,
Je pouvais contre Achille armer Agamemnon,
Si leur haine, de Troie oubliant la querelle,
Tournait contre eux le fer qu'ils aiguisent contre elle,
Et si de tout le camp mes avis dangereux
Faisaient à ma patrie un sacrifice heureux !"
(IV, 1, vers 1133-1140)

Eriphile prend sa flamme au pied de la lettre. Figure de style, elle est la métaphore qui emporte tout. Amoureuse d'Achille, rivale d'Iphigénie, partisane de Troie, elle est dans la place, comme le sera plus tard, dans dix ans, le fatal cheval qui fera tomber la cité de Priam et d'Hector. Elle prétend, en dénonçant l'indécision d'Agamemnon et la fermeté d'Achille, répandre le feu et le sang dans tout le camp des Grecs. Elle se fera donc furie pour punir ceux qu'elle voit comme des meurtriers.

6.
Eriphile est celle qui ne se connaît pas elle-même. Aussi a-t-elle un regard particuliérement aiguisé sur ce réel qui, par définition, lui est radicalement étranger. En cela, elle est assez proche d'un auteur qui découvre le monde même qu'il travaille à créer.

7.
Qu'est-ce qu'un être critique ? - Une figure de style que l'on bourre de paille et à laquelle on flanque le feu.

8.
"Le barbare, à l'autel, se plaint de sa paresse."
(IV, 2, vers 1150 [Clytemnestre à Aegine])

Le "barbare", c'est Agamemnon, qui attend "à l'autel" que sa fille vienne se jeter elle-même dans la gueule du loup. Je souris à ce vers qui présente à mon esprit le roi des rois comme une sorte de bonhomme impatient, râlant contre la paresse des jeunes gens. Il me semble qu'Agamemnon, dans certains films américains, est présenté comme un barbare en effet, enveloppé, libidineux - et même barbu me semble-t-il - et surtout jaloux de la fougue et de la vaillance d'Achille. Il y a - même si, peut-être, ce n'était pas la volonté de Racine - quelque chose de grotesque dans ce barbare-là.

9.
Agamemnon vient voir de lui-même ce qu'elle peut bien fabriquer, l'Iphigénie, et sa mère donc, qu'est-ce qu'elle fiche?

"Que faites-vous, Madame ? et d'où vient que ces lieux
N'offrent point avec vous votre fille à mes yeux ?"
(IV, 3, vers 1155-1156 [Agamemnon à Clytemnestre])

Ce faisant, il sous-estime la reine. Lui qui voulait éviter toute nouvelle confrontation, le voilà sommé de s'expliquer :

"Calchas est prêt, Madame, et l'autel est paré.
J'ai fait ce que m'ordonne un devoir légitime."
(IV, 3, vers 1164-1165 [Agamemnon à Clytemnestre])

Il est quand même gonflé, non, l'Agamemnon ?

"Vous ne me parlez point, Seigneur, de la victime."
(IV, 3 vers 1166 [Clytemnestre à Agamemnon])

Le barbare, à ces mots, devrait piquer un fard. Il ne peut plus reculer. Il doit affronter Clytemnestre.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 26 février 2013

 

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