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BLOG LITTERAIRE
1 mars 2013

LA BOUCHE EMBRASSE MAIS LA DENT DEVORE

LA BOUCHE EMBRASSE MAIS LA DENT DEVORE
Notes sur les scènes 6,7,8,9,10,11 de l'acte IV de la tragédie Iphigénie, de Racine.

1.
Résumés des scènes 6 à 11.
Scène 6 : Confrontation entre Achille et Agamemnon. Achille, dès les premiers vers, demande à Agamemnon s'il est vrai qu'il s'apprête à ordonner le sacrifice d'Iphigénie (vers 1323-1334). Agamemnon refuse de répondre (vers 1335-1338) et déclenche ainsi la colère d'Achille (vers 1341-1345). Le ton monte entre les deux hommes. Achille remet en cause la légitimité d'Agamemnon (vers 1352-1357), qui accuse à son tour Achille d'être lui aussi responsable de la mort annoncée d'Iphigénie (vers 1358-1368). Achille rappelle alors qu'il ne participe à l'expédition contre Troie que parce que, dans l'espoir de se couvrir de gloire, il accepte de se placer sous les ordres d'un roi qu'il a fait nommer à la tête de tous les Grecs, et que son union avec Iphigénie n'est le que le juste prix de cette participation (vers 1369-1400). Poussé à bout, Agamemnon révoque Achille et dénonce tous les serments qu'il a pu lui faire (vers 1401-1416). Achille quitte donc Agamemnon en lui affirmant, comme l'a fait Clytemnestre à la scène 4 qu'il ne compte pas céder Iphigénie sans combattre (vers 1417-1424).
Scène 7 : Second monologue d'un Agamemnon irrité qui décide de précipiter les événements en ordonnant le sacrifice immédiat de sa fille.
Scène 8 : Mais devant Eurybate, le chef de sa garde, Agamemnon, de nouveau, se met à douter et, prenant conscience qu'en sacrifiant sa fille, il dresse contre lui la reine, se fait d'Achille un ennemi mortel, divise le camp des Grecs, et surtout, contente les dieux en faisant souffrir sa propre fille, le roi des rois décide alors d'épargner Iphigénie (vers 1434-1453) en projetant cependant de blesser l'orgueil d'Achille : cf vers 1460, "Il l'aime : elle vivra pour un autre que lui." (vers 1453-1460).
Scène 9 : Le monologue d'Agamemnon se termine par une adresse aux dieux où le roi des rois rappelle que si les humains sont faibles, ils n'en sont pas moins maîtres d'eux-mêmes, et que les dieux n'ont qu'à attendre.
Scène 10 : Agamemnon informe Clytemnestre et Iphigénie de sa décision et leur demande de fuir le camp. Quant à lui, il se charge de gagner du temps en abusant Calchas par de feintes raisons.
Scène 11 : Eriphile, qui a assisté au revirement d'Agamemnon, décide alors d'informer Calchas de la tournure des événements.

2.
"On dit, et sans horreur je ne puis le redire,
Qu'aujourd'hui par votre ordre Iphigénie expire,
Que vous-même, étouffant tout sentiment humain,
Vous l'allez à Calchas livrer de votre main."
(IV, 6, vers 1325-1328 [Achille à Agamemnon])

Achille touche juste en faisant écho aux interrogations d'Agamemnon quant à son humanité. Le vers 1327 ("vous-même, étouffant tout sentiment humain") semble en effet répondre au vers 1321 :"Grands dieux, me deviez vous laisser un coeur de père ?".

3.
"Ne suis-je plus son père ? Etes-vous son époux ?
(IV, 6, vers 1351 [Agamemnon à Achille])

Ce qui distingue radicalement Achille et Agamemnon, c'est l'usage qu'ils font de la langue. Achille est un homme franc (cf vers 1352 : "On ne m'abuse point par des promesses vaines"), un homme d'honneur qui sait qu'il a été trompé :

"On dit que sous mon nom à l'autel appelée,
Je ne l'y conduisais que pour être immolée ;
Et que d'un faux hymen nous abusant tous deux,
Vous vouliez me charger d'un emploi si honteux."
(IV, 6, vers 1329-1332 [Achille à Agamemnon])

Et s'il s'adresse à Agamemnon, c'est pour qu'il reconnaisse ses responsabilités et lui dise en face quel sort il réserve à Iphigénie. C'est justement ce que le roi des rois essaie d'éviter en usant de ce qui n'est jamais qu'un argument d'autorité, autorité qui déplaît souverainement au bouillant Achille qui considère qu'en acceptant de sacrifier sa fille, Agamemnon perd toute légitimité de père, et aussi sa légitimité de roi des rois, dès lors qu'il abuse de son pouvoir pour usurper l'identité d'un prince grec :

"Non, elle n'est plus à vous.
On ne m'abuse point par des promesses vaines.
Tant qu'un reste de sang coulera dans mes veines
(Vous deviez à mon sort unir tous ses moments)
Je défendrai mes droits fondés sur vos serments"
(IV, 6, vers 1352-1356 [Achille à Agamemnon])

4.
"Plaignez-vous donc aux dieux qui me l'ont demandée :
Accusez et Calchas et le camp tout entier,
Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier."
(IV, 6, vers 1358-1360 [Agamemnon à Achille])

Parade d'Agamemnon qui tente d'écarter le fer en renvoyant Achille aux "dieux", aux Grecs, et même à lui-même (il fallait quand même oser).

5.
Agamemnon tente de rejeter la faute sur Achille lui-même, en lui rappelant son refus d'ajourner l'expédition contre Troie (cf acte I, scène 2). Les occurrences nombreuses du pronom "vous" (douze) expriment, du vers 1360 au vers 1368, cette volonté de déstabiliser Achille :

"(...) et vous tout le premier.

ACHILLE
Moi !

AGAMEMNON
" Vous, qui de l'Asie embrassant la conquête,
Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête ;
Vous, qui vous offensant de mes justes terreurs,
Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.
Mon coeur pour la sauver vous ouvrait une voie ;
Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.
Je vous fermais le champ où vous voulez courir.
Vous le voulez, partez : sa mort va vous l'ouvrir."

6.
Pour Achille, Troie n'est qu'un moyen de se couvrir de gloire. Au contraire d'Agamemnon, le frère aîné de Ménélas, à qui Pâris a enlevé Hélène, l'honneur de son nom n'y est pas engagé :

"Et que m'a fait à moi cette Troie où je cours ?
Au pied de ses remparts quel intérêt m'appelle ?"
(IV, 6, vers 1372-73 [Achille à Agamemnon])

Du reste, ce n'est pas Troie qui importe à Achille, mais une étrange pulsion de mort qui l'envoie tenter le diable et défier le destin:

"Pour qui, sourd à la voix d'une mère immortelle,
Et d'un père éperdu négligeant les avis,
Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?"
(IV, 6, vers 1374-1376 [Achille à Agamemnon])

On se souvient qu'Achille, à l'instar d'Obélix, est tombé dans la marmite de potion magique quand il était petit, ou, plus exactement, il fut plongé dans un bain d'invincibilité, celui du Styx, par sa mère qui le retint par le talon, lequel devint son seul point faible. On notera encore la coïncidence entre le désir de former un couple avec Iphigénie et la volonté d'aller en découdre avec le destin : l'orgueil est un paradoxe.

7.
"Je veux moins de valeur, et plus d'obéissance."
(IV, 6, vers 1414 [Agamemnon à Achille]]

Médiocrité du roi des rois qui échangerait contre l'orgueilleux et formidable Achille un guerrier moins efficace mais plus obéissant.

8.
Le face à face avec Achille a mis Agamemnon en colère. De fait, Achille a dissipé le trouble qu'à la scène 4 Clytemnestre avait réussi à jeter dans son esprit. Aussi, à la scène 7, alors qu'il vient d'ordonner à Achille de rentrer en Thessalie (cf IV, 6, vers 1401), il semble décidé à sacrifier sa fille, consolidant ainsi sa légitimité de roi des rois face à la fronde d'Achille :

"Et voilà ce qui rend sa perte inévitable.
Ma fille toute seule était plus redoutable.
Ton insolent amour, qui croit m'épouvanter,
Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.
Ne délibérons plus. Bravons sa violence.
Ma gloire intéressée emporte la balance.
Achille menaçant détermine mon coeur :
Ma pitié semblerait un effet de ma peur."
(IV, 7, vers 1425-1432 [Agamemnon])

9.
C'est au moment où, à son appel, Eurybate, le chef de sa garde, apparaît, c'est au moment où il est au pied du mur, c'est au moment où il voit le premier visage complice du sacrifice qu'il prétend ordonner, qu'Agamemnon, une fois encore, s'interroge.

10.
"Ah ! quels dieux me seraient plus cruels que moi-même ?"
(IV, 8, vers 1450 [Agamemnon])

Modernité de cette interrogation. En renonçant à l'extérioriser, Agamemnon humanise sa cruauté. Et c'est justement lorsque l'humain se rend compte de l'étendue de ses possibilités,  et qu'il comprend qu'il a ce pouvoir d'agir en bête féroce, en barbare, qu'il prend de la distance avec sa violence originelle et qu'il peut l'apprivoiser, au profit de l'empathie, de "l'amitié", de la "pitié" :

"Ah ! quels dieux me seraient plus cruels que moi-même ?
Non, je ne puis. Cédons au sang, à l'amitié,
Et ne rougissons plus d'une juste pitié.
Qu'elle vive."
(IV, 8, vers 1450-1453 [Agamemnon])

11.
Une ville : un incessant va-et-vient de souffles, de paroles, de bouches qui embrassent, de dents qui dévorent, et qui finissent par claquer.

12.
"(...) mais, grands dieux, une telle victime
Vaut bien que confirmant vos rigoureuses lois,
Vous me la demandiez une seconde fois."
(IV, 9, vers 1466-1568 [Agamemnon])

C'est qu'il deviendrait presque sympathique, Agamemnon, à se payer la fiole des dieux comme ça !

13.
"Par de feintes raisons je m'en vais l'abuser"
(IV, 10, vers 1484 [Agamemnon à Clytemnestre et Iphigénie])

Celui qu'il se propose d'abuser, c'est le devin Calchas. Ainsi, Agamemnon usera de la feinte, de la ruse, du mensonge avec Calchas comme il en a usé avec Clytemnestre, Iphigénie et Achille. C'est un feinteur, un esquiveur. On peut le lui reprocher. Il n'est pas aussi habile qu'Ulysse dans l'art de la ruse, et puis en tant que chef de guerre, en tant que roi des rois, on attend de lui plus de décision affichée que de tergiversations à n'en plus finir (heureusement, on est à la fin de l'acte IV, encore 300 alexandrins et la messe sera dite).

14.
On s'en doute, tout ceci n'arrange pas les affaires de la jalouse Eriphile, qui révoque alors toute raison pour mettre sa propre vie en jeu :

"Je n'emporterai point une rage inutile.
Plus de raisons. Il faut ou la perdre ou périr.
Viens, te dis-je. A Calchas je vais tout découvrir."
(IV, 11, vers 1490-1492 [Eriphile à Doris])

Phrases courtes. Eriphile, au contraire d'Agamemnon, ne recule pas : elle est décidée à causer la perte d'Iphigénie. Du reste elle-même est déjà morte (cf vers 1488 : "Ah ! je succombe enfin.").

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 1er mars 2013

 

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