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BLOG LITTERAIRE
2 mars 2013

ET LES JAMBES DE MA SOEUR

ET LES JAMBES DE MA SOEUR
Notes sur les scènes 3 et 4 de l'acte V de la tragédie Iphigénie, de Racine.

1.
Résumés des scènes 3 et 4.
Scène 3 : Clytemnestre affirme sa volonté de défendre sa fille coûte que coûte et "contre toute l'armée" (vers 1617-18 et 1633-1638). Le chef de la garde d'Agamemnon, Eurybate, lui apprend que le roi n'a plus la situation en main et que, supplanté par Calchas, toute résistance est donc inutile (vers 1619-1632), d'autant plus inutile qu'Iphigénie, décidée à mourir, demande à sa mère de renoncer à la lutte, de quitter le camp et de pardonner à son époux (vers 1639-1662). Elle lui fait donc ses adieux (vers 1663-1666).
Scène 4 : Clytemnestre tente en vain de s'interposer entre les gardes et sa fille (vers 1667-1670). Elle exprime alors son désespoir (vers 1672-1673) lorsqu'Aegine lui apprend que la fin tragique d'Iphigénie a été provoquée par la trahison d'Eriphile (vers 1674-1678). Clytemnestre, impuissante, laisse éclater sa colère jusqu'au moment où, à l'instant même du sacrifice, la foudre se met à gronder et la terre à trembler (vers 1679-1699).

2.
"Le roi de son pouvoir se voit déposséder,
Et lui-même au torrent nous contraint de céder.
Achille à qui tout cède, Achille à cet orage
Voudrait lui-même en vain opposer son courage.
Que fera-t-il, Madame ? et qui peut dissiper
Tous les flots d'ennemis prêts à l'envelopper ?"
(V, 3, vers 1627-1632 [Eurybate à Clytemnestre]

"torrent" ; "orage" ; "flots" : l'orage prédit par Iphigénie dès le début du cinquième acte (cf les vers 1495-96 : "Pour ce sang malheureux qu'on veut leur dérober / Regarde quel orage est tout prêt à tomber"), cet orage redouté a maintenant éclaté et, par la bouche d'Eurybate, file sa métaphore. Il est à noter que le chef de la garde d'Agamemnon a peut-être écouté Iphigénie dans sa prédiction et sa reprise du motif de l'orage pourrait être une manière de signaler sa sympathie. Agamemnon, qui a trop tergiversé et qui a fini par gracier Iphigénie, se voit déposséder de son son pouvoir par le devin Calchas qui semble désormais avoir tout pouvoir.

3.
"Vous avez à combattre et les dieux et les hommes."
(V, 3, vers 1642 [Iphigénie à Clytemnestre])

Une perception naïve de la modernité ne verrait dans toute lutte qu'une opposition de conscience à conscience. Les dieux sont cachés. Ils n'ont pas disparu, papillons brûlés par les Lumières, mais se sont masqués et continuent d'agir à travers nous, comédiens d'un théâtre dont nous ne sommes que les figurants.

4.
Le théâtre et son double... Nous mimons les dieux qui nous agitent.

5.
"Il me cédait aux dieux, dont il m'avait reçue."
(V, 3, vers 1658 [Iphigénie à Clytemnestre])

Iphigénie, outre sa fascination pour la mort, laisse ici entrevoir une âme mystique. Le réel n'est pas seulement une affaire de volonté humaine, il relève aussi d'une autre diachronie transcendant toutes les préoccupations humaines au profit d'un commerce avec les dieux. Ainsi, les morts ne sont pas les morts :

"Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère."
(V, 3, vers 1661 [Iphigénie à Clytemnestre])

A noter l'ironie savante de Racine qui infirme les propos d'Iphigénie, puisqu'Oreste sera plus tard celui qui assassinera Clytemnestre. Du coup, il sonne assez comique, son souhait, à Iphigénie :

"Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère.
Puisse-t-il être, hélas ! moins funeste à sa mère !"
(V, 3, vers 1661-62 [Iphigénie à Clytemnestre])

6.
Apprenant par Aegine la trahison d'Eriphile, Clytemnestre laisse éclater sa fureur et reprend à son tour la métaphore de l'orage pour en faire une tempête, un cyclone, un ouragan destiné à balayer les Grecs :

"Quoi ? pour noyer les Grecs et leur milles vaisseaux,
Mer, tu n'ouvriras pas des abîmes nouveaux ?
Quoi ? lorsque les chassant du port qui les recèle,
L'Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les vents, les mêmes vents, si longtemps accusés,
Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés ?"
(V, 4, vers 1683-1688 [Clytemnestre])

Jusqu'à ce que le soleil lui-même en soit éclipsé façon apocalypse :

"Et toi, soleil, et toi, qui dans cette contrée
Reconnais l'héritier et le vrai fils d'Atrée,
Toi, qui n'osas du père éclairer le festin,
Recule, ils t'ont appris ce funeste chemin."
(V, 4, vers 1689-1692 [Clytemnestre])

On se souvient qu'Atrée fit manger à son frère Thyeste ses propres fils en un - c'est dégoûtant - ragoût. Affreux festin qui fit reculer, dit-on, le soleil lui-même, qui inversa sa course, c'est-à-dire qu'il tourna son chef chevelu de flammes, pour ne pas voir l'horreur des trois têtes coupées et de Thyeste épouvanté.

7.
"Calchas va dans son sang... Barbares, arrêtez !
C'est le pur sang du dieu qui lance le tonnerre...
J'entends gronder la foudre, et sens trembler la terre.
Un dieu vengeur, un dieu fait retentir ses coups."
(V, 4, vers 1696-1699 [Clytemnestre])

Clytemnestre se fait tempête elle-même, et tente d'arrêter le poignard de Calchas. A la césure 1697, le mot "dieu" se substitue au mot "sang" :
"Calchas va dans son sang..." (vers 1696)
"C'est le pur sang du dieu" (vers 1697)

Est-elle victime d'une hallucination ? La reine est-elle enfin par ses sens abusée ? Ou pressent-elle un miracle ? J'avoue admirer sans la comprendre tout à fait cette énigme du vers 1697 :

"C'est le pur sang du dieu qui lance le tonnerre..."

Le "dieu qui lance le tonnerre", n'est-ce point Zeus lui-même? Quant au "pur sang", mon esprit cavalier ferait bien s'envoler quelque cheval ailé, et d'une élégance fabuleuse, de la mare de sang qui couvre maintenant l'autel, mais, à mon avis, je m'égare grave, me hasarde et m'hallucine moi-même. Ou alors, c'est qu'il aurait, ce dieu lanceur, substitué à Iphigénie quelque agneau, symbole de l'innocence sacrifiée aux appétits féroces de la meute humaine. Ce ne serait point alors les humains qui sacrifieraient aux dieux, mais les dieux qui sacrifieraient aux humains, à la façon du Christ sacrifié par son père à la violence des Romains, pour que de cette croix naisse une Eglise qui couvrira toute la terre, les siècles des siècles, et les jambes de ma soeur.

8.
En attendant, ça djazze terrible dans les vers... Clytemnestre, c'est Iron Maiden... badaboum fracas dans l'alexandrin... la nasale "an" s'élance électrique, redoublée : "pur sang du dieu qui lance" ; "j'entends" ; "et sens trembler" ; "dieu vengeur" ; "dieu fait retentir"... et puis ça tape et cogne labiales, dentales et palato-vélaires, quelle batterie !... "pur" ; "dieu qui" ; "tonnerre" ; "j'entends gronder la foudre" ; " trembler la terre"; "retentir ces coups", tout ça huilé par la vélaire [r], qu'on l'entend à la rime aussi ("tonnerre" / "terre"), rythmé en diable par le mot "dieu" et du binaire ou du toutes les quatre syllabes la frappe :

"Calchas / va dans son sang... / Barba- / res, arrêtez !
C'est le pur sang / du dieu / qui lan- / ce le tonnerre...
J'entends / gronder / la fou- / dre, et sens / trembler / la terre.
Un dieu / vengeur, / un dieu / fait retentir / ces coups."

Avec du raffinement dans l'effet ; écoutez comme il est suggéré le contrecoup, le lointain encore, la réplique à venir du gronde-la-foudre et du tremble-la-terre :

"J'entends gronder la foudre, et sens trembler la terre."
(vers 1698)

C'est que l'accent le plus marqué n'est pas à la césure, ni à la rime, mais à la troisième et à la quatrième syllabe de chaque hémistiche (séquences [g]+[r] / [t]+[r] + nasale "on"/"an" + [d] / [blé])  de telle sorte que les monosyllabes de la césure et de la rime - les mots "foudre" et "terre" - semblent faire onde de choc, prolongement du son, écho.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 2 mars 2013

 

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