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BLOG LITTERAIRE
5 mars 2013

UNE AUTRE PARTITION

UNE AUTRE PARTITION

"Un projet à la fois formel et plein d'humour, sous le titre "Number Stations" renvoyant à ces stations de radio qui émettent depuis les années 20 des séries de chiffres dont on suppose qu'ils servent de messages codés pour les espions, sans qu'on ait jamais pu prouver la réalité de la chose."
(Philippe Méziat, note critique sur l'album "Number Stations" de Curtis Hasselbring, Jazz Magazine, n°647, mars 2013, p.60)

1.
Le temps, c'est le perdre. Chronos dogue ronge son os.

2.
"Où quinze laids marmots encrassant les piliers"
(Rimbaud, Les Premières communions , I)

C'est laid, c'est sûr... rien que l'expression "laids marmots"... le contraire, ce serait "beaux enfants"... le laid, c'est le laid, et le marmot, c'est pas plus beau... remarquez, ça aurait pu être pire... y a le mot moutard... mais "marmots", c'est déjà bien dépréciatif... et puis l'encrassant, avec ce son "a" + "ss" prolongé par la nasale "an", comme la contaminant, la salissant, l'imprégnant de crasse, ça arrange pas les choses.

3.
"Tout à la guerre, à la vengeance, à la terreur"
(Rimbaud, Qu'est-ce pour nous, mon coeur...)

C'est carré. Toutes les quatre syllabes l'accent. Et le son âpre, "guerre", "terreur", et l'enchaînement dans le doublement du "a", qu'on dirait que ça crie A la guerre ! A la vengeance ! A la terreur ! Comme ça a crié A la Bastille ! ou A Versailles ! ou A Berlin ! ça sent le sang, là-dedans... c'est le mot "terreur" qui fait penser... la Révolution, Robespierre, les moissons de sang, les récoltes de têtes tranchées, la "Terreur", les chiens se bouffent entre eux. Des coups de loin en loin : la dentale "t" au premier mot, au dernier mot... coup d'canon peut-être, ou tête qui tombe. Vous me direz que j'extrapole ? - Exact ! L'analyse des effets sonores me semble jouer une autre partition du vers que celle que l'on lit d'abord.

4.
"Elle eut soif de la nuit forte où le coeur qui saigne
Ecoule sans témoin sa révolte sans cris."
(Rimbaud, Les Premières communions, V)

Cet alexandrin monosyllabique donne un beau exemple de déplacement de l'accent de la césure à la septième syllabe :

"Elle eut soif / de la nuit fort - / (-te) où le coeur / qui saigne",

déplacement qui, déséquilibrant le rythme ternaire, assure l'harmonie du vers suivant, où la nasale de la préposition "sans", ainsi que l'alvéolaire sourde [s], atténuent l'impact de la séquence palato-vélaire [k] + [t] / [t] + [k] ("écoule", "témoin", "révolte", "cris"), modulation annoncée par la séquence [k] + [s] ("qui saigne").

5.
Je suis scribe. Tout le reste n'est qu'aiguilles plantées dans mon effigie. Je n'écris pas pour vous ; j'écris contre vous,  ritualistes ennuyeux. Voilà ce que je lis dans Rimbaud, et voilà sans doute pourquoi, à un moment donné, l'Arthur, chien fugueur, l'a délaissé, l'os poétique ; plus assez de chair à ronger dessus.

6.
"Avec les grands mouvements des sapinaies / Quand plusieurs vents plongent." (Rimbaud, La Rivière de Cassis).

La labio-dentale [v] (cf "avec", "mouvements", "vents"), je la sens pas assez puissante pour mimer le vent. Elle est donc appuyée par la nasale "an" qui fait les "grands mouvements" du "quand" les "vents plongent". Quant à la nasale "on", plus fermée, elle fait plonger en effet le vers, et termine ainsi la strophe par un effet sonore qui m'épate.

7.
"Je ne parlerai pas, je ne penserai rien"
(Rimbaud, Sensation)

Outre que ce vers me plaît parce qu'il définit un état que je connais bien (sauf que je parle toujours trop et que je cogite à m'en faire péter le réel), l'affirmation d'un futur décisionnel - sinon décisif, puisqu'après tout, la légende Rimbaud nous le dépeint souvent taciturne, bien qu'il pensât assurément, assidûment, évidemment -, nie donc un "je" bavard et spéculatif au profit d'une négation ("ne pas") et d'un absolu ("rien"), ou plutôt inscrit le sujet dans un état de réceptivité que le texte estime nécessaire au jaillissement d'un amour infini et montant dans l'âme. Outre que c'est comme ça que le lierre s'accroche aux vieux murs, outre que c'est comme ça qu'on attrape des maladies, l'avalanche de mots-trombones ("amour", "infini", "âme") indique bien que le scribe à sensation(s) se fiche la plume dans l'oeil, et que c'est comme ça qu'on finit par faire du Hugo (dans le meilleur des cas) ou du Lamartine (ce qui fait rire), ou qu'on copie Coppée.

8.
"Au milieu, l'Empereur, dans une apothéose
Bleue et jaune, s'en va, raide sur son dada"
(Rimbaud, L'Eclatante Victoire de Sarrebrück)

Effectivement, "l'Empereur" traîne ses trois syllabes au milieu de l'alexandrin, lequel se finit sur le mot "apothéose", qui donne assez le ton mystico-lyrico-hyperbolique de la "gravure belge brillamment coloriée", cependant qu'elle est bicolore, l'apothéose, "bleue et jaune", car faut pas exagérer non plus... D'ailleurs, on voit bien que le rythme ternaire, si propice aux évocations martiales, aux marches triomphantes, aux montées en puissance, se découd lui même, qui commence bien :

"Au milieu / l'Empereur "

puis prend vapeur dans l'apothéose, se raccroche aux couleurs :

"Bleue et jau - / - ne, s'en va",

se rompt, la dentale "d" ("raide sur son dada") le clouant sur place, l'Empereur, bariolé raide donc, dans la gravure d'une image populaire.

9.
"En mangeant, j'écoutais l'horloge, - heureux et coi."
(Rimbaud, La Maline)

Le voilà à l'auberge, Arthur, du temps qu'il commençait à fuguer, rêvant l'ailleurs, et en en revenant entre deux gendarmes. Il mange. Et comme il ne slurpe pas, qu'il l'a discrète, la mastication, la post-alvéolaire "j" suffit à son bonheur ("mangeant", "j'écoutais l'horloge"). Donc, cassant la graine sans casser les oreilles, dans la répétition de la nasale "an" ("en mangeant") et le va-et-vient de sa dentition, il se laisse bercer, l'Arthur, par le rythme ternaire que vient doucement, dans le second hémistiche, rompre le binaire du temps qui s'égrène et qu'il "écoute", "heureux et coi". La palato-vélaire [k] n'est pas insistante ; elle se fait entendre comme quelque son entre deux bouchées, bref temps qui passe égal à lui-même comme une syllabe répétée, ("heureux"), une modulation ("horloge") qui se laisse prolonger à la huitième syllabe, par la grâce d'une virgule et d'un tiret :

"En mangeant / j'écoutais / l'horlo - / ge, - heureux / et coi."

10.
"Le Poète te dit : "Splendide est ta Beauté !"
(Rimbaud, L'Orgie parisienne)

Pouah ! quel pas beau vers ! Il l'a fait exprès ! Avec ce "Poète" à majuscule, celle qui sied au ridicule, et cette inversion de l'attribut, et cet absolu stupide, à majuscule donc, elle aussi,  la "Beauté", il l'a fait exprès !  Et toutes ces dentales encore (4 "t", 3 "d"), pouah ! C'est qu'il se moque des lyriques qui s'extasient devant quoi, devant ça qu'il dit dans la strophe :

"Quoique ce soit affreux de te revoir couverte
Ainsi ; quoiqu'on n'ait fait jamais d'une cité
Ulcère plus puant à la Nature verte,
Le Poète te dit "Splendide est ta Beauté !"
(L'Orgie parisienne, strophe 16)

On remarquera les coassements ("quoique", "quoiqu'on").

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 5 mars 2013

 

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