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BLOG LITTERAIRE
18 août 2013

AVEC UNE SALUTAIRE MAUVAISE FOI

AVEC UNE SALUTAIRE MAUVAISE FOI

"Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre"
(Baudelaire, La Beauté)

1) L'être quelque chose est une affirmation de l'être. Encore ne peut-il s'affirmer que s'il y a quelqu'un pour confirmer ou infirmer. L'être quelque chose est donc une affirmation de l'en-soi ("Je suis belle en dépit de vous") et une confirmation du pour-soi ("Je suis belle car je vois dans vos yeux que je suis belle").

2) L'affirmation de l'être quelque chose tend à la transcendance. Il se trouve que dans ce vers de Baudelaire, il s'agit de la beauté. Mais, la langue n'interdit pas les énoncés suivants :
- "Je suis bête, ô génies ! comme un paquet de nouilles."
- "Je suis gong et ouate et chant neigeux"(Henri Michaux, Je suis gong, "La nuit remue", La bibliothèque Gallimard n°90, p.230).
Autrement dit, l'être quelque chose est une affirmation dans un temps donné qui transcende ce temps donné pour accéder au statut de présent de vérité générale. Ainsi, je n'aime pas Machin parce qu'il est méchant. Comment sais-je qu'il est méchant ? Parce qu'il a déjà fait preuve de méchanceté. L'énoncé : "Machin est méchant" affirme une transcendance. Bien sûr, je puis bien admettre que l'être quelque chose est complexe : "Machin est méchant mais il a du talent". C'est la plus ou moins grande reconnaissance de la complexité de l'être quelque chose qui tisse nos relations aux autres. Ainsi, je dirai dans un cas :
- "Machine est méchante mais elle a du talent."
ou :
- "Machine a du talent, mais qu'est-ce qu'elle est méchante !"
S'il se trouve que Machine qui est méchante mais qui a du talent a aussi de beaux yeux bleus et la mignonne frimousse, il y a de fortes chances que l'on passe sur sa méchanceté pour reconnaître son talent, et même des fois le subir (si si!).

3) L'être quelque chose est une opposition. En ce qu'il tend à la transcendance, l'être quelque chose s'oppose aux autres tentatives transcendantales. Ainsi, la Beauté en soi s'oppose à la bête mortalité des étants éphémères, qui s'affirment pourtant comme autant d'en soi transcendantaux ("Je suis bête", "Je suis gong", "Je suis méchant", "Je suis talentueux", "Je suis complexe"). Et nous savons bien que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a, que la beauté ne se mange pas en salade, et que tout passe, tout casse, tout lasse. Il n'en reste pas moins qu'il y a la beauté de Greta Garbo. Cependant, est-ce que Greta Garbo est belle pour un Indien d'Amazonie ? De même, Napoléon est-il un tyran ou un libérateur ? Un massacreur ou un bâtisseur ? On voit bien qu'appliquées aux humains, les transcendances de la Beauté et du Bien sont pour le moins problématiques.

4) L'affirmation de l'être quelque chose induit la comparaison. L'être quelque chose est un comme si ("Je suis belle comme un rêve de pierre" ; "Je suis bête comme un paquet de nouilles parce qu'il n'y a rien d'intelligent à attendre d'un étant qui n'est que ce qu'il est" ; "Je suis belle parce qu'il y a des laides"). Ainsi, si au pays des aveugles, les borgnes sont rois, c'est que le fait d'être d'une intelligence moyenne est une transcendance plus appréciable que celle qui tend à ne rien comprendre à rien.

5) Il n'y a de transcendance positive (le Bien, le Beau, le Vrai) que parce qu'il y a des transcendances négatives (le Mal, le Laid, le Faux). Un monde où tout serait bien, beau et vrai, ne se reconnaîtrait pas lui-même. Aussi ne pouvons-nous être que de mauvaise foi : nous faisons comme si un monde où tout serait bien, beau et vrai, était possible. Nous avons même rêvé à une "Fin de l'Histoire", laquelle a servi de prétexte à bien des saloperies. Je gage, moi, que la transcendance la plus humaine qui soit est celle de la mauvaise foi. En cela, Baudelaire a fait preuve de génie : le vers "Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre" signifie littéralement : la beauté existe en soi parce que les pierres peuvent rêver. Or, les pierres ne peuvent pas rêver (eh non !). C'est égal, nous dit Baudelaire, faisons comme si. Et c'est ainsi que nous faisons, comme si, comme si Dieu existait, comme si Machin avait du talent (mais il est surtout teigneux et comme personne n'ose l'affronter, alors...), comme s'il y avait un sens à tout ça, comme si nous n'étions pas que du comme si, c'est ainsi que nous faisons, à chaque instant, avec une salutaire et inébranlable mauvaise foi.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 18 août 2013

 

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