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BLOG LITTERAIRE
23 août 2013

CE FUT UN VRAI POETE

CE FUT UN VRAI POETE
Notes sur le poème "Décourageux", de Tristan Corbière (cf Les Amours jaunes, Le Livre de Poche n°16083, p.130). Citations entre guillemets.

1.
"Décourageux

Ce fut un vrai poète : il n'avait pas de chant.
Mort, il aimait le jour et dédaigna de geindre.
Peintre : il aimait son art - Il oublia de peindre...
Il voyait trop. - Et voir est un aveuglement."

a) En quoi le titre est-il programmatique ?

Il s'agit d'un néologisme qui signifie le contraire de "courageux". Le "décourageux" est donc celui qui n'a pas le courage d'être courageux. Il est le découragé par définition. Celui qui n'attend même pas d'être découragé pour manquer de courage. C'est le vélléitaire intégral. La chiffe molle. L'artiste dans sa tête. Intituler un poème "décourageux", c'est donc annoncer que l'on va brosser le portrait d'un antimodèle, puisque qu'il est tout de même difficile de s'enthousiasmer pour quelqu'un qui manque de courage.

b) Sur quelles oppositions est basé ce quatrain ?

Le poète n'a pas de chant. Le revenant ne se plaint pas. Le peintre ne peint pas. Le voyant est aveugle. L'essentialisme vire à la catastrophe, car comment, dès lors, se faire reconnaître, si l'on n'est pas capable de ululer la nuit dans un château anglais ?

2.
"- Songe-creux : bien profond il resta dans son rêve ;
Sans lui donner la forme en baudruche qui crève,
Sans ouvrir le bonhomme, et se chercher dedans."

Quelle valeur accorder à la préposition "sans" ?

La préposition "sans" caractérise ici l'essence du "décourageux" : il n'est pas en phase avec la réalité (puisqu'il est "bien profond dans son rêve") ; il n'est pas productif (puisqu'il ne donne forme à rien, même pas à une "baudruche qui crève") ; il n'est pas capable d'introspection, et ne se cherche pas en lui-même. Bonhomme sans courage, il est sans exister réellement.

3.
"- Pur héros de roman : il adorait la brune,
Sans voir s'elle était blonde... Il adorait la lune ;
Mais il n'aima jamais - Il n'avait pas le temps."

Peut-on dire que le "décourageux" rêve sa vie plus qu'il la vit ?

Puisqu'il est un "pur héros de roman", c'est-à-dire un être fictionnel, et même autofictionnel, s'il se met à "adorer", il ne peut réellement vérifier si l'objet de son adoration est une fausse brune, ou une vraie blonde. Il ne peut que rêver la lune, la marraine de toutes les promesses, et son temps est celui du rêve et non celui de l'action. Aussi ne peut-il vivre efficacement avec les autres, et donc il ne peut aimer. "Il n'avait pas le temps", car il était dans l'incapacité d'accéder au temps partagé des autres.

4.
"- Chercheur infatigable : Ici-bas où l'on rame,
Il regardait ramer, du haut de sa grande âme,
Fatigué de pitié pour ceux qui ramaient bien..."

Quelle est, dans ce tercet, la posture analysée par l'auteur ?

Il s'agit de la condescendance, d'une certaine arrogance aussi : le "Chercheur infatigable" ne cherche rien et regarde avec mépris et pitié condescendante ceux qui se démènent, se débrouillent et, par leurs efforts, arrivent à se faire une place "ici-bas où l'on rame". Et s'il est "fatigué", c'est à force de condescendre à regarder les autres vivre et non en raison de ses hypothétiques recherches.

5.
"Mineur de la pensée : il touchait son front blême,
Pour gratter un bouton ou gratter le problème
              Qui travaillait là - Faire rien. -"

Comment se manifeste ici l'ironie de l'auteur ?

Par l'opposition entre l'expression "mineur de la pensée", qui définit donc quelqu'un qui serait capable d'une pensée profonde, et le fait que le décourageux en reste à la surface des choses, et même de lui-même (cf "son front blème, pour gratter un bouton"), se préoccupant surtout du comment continuer à ne rien faire. L'ironie se manifeste dans l'emploi de l'expression "gratter le problème" et du verbe "travailler". Et c'est évidemment par antithèse que ces mots sont employés.

Note : A force de gratter le problème, on finit par l'infecter et après, ce qu'on étudie, ce n'est plus un problème mais une plaie pleine de pus.

6.
"- Il parlait : "Oui, la Muse est stérile ! elle est fille
"D'amour, d'oisiveté, de prostitution ;
"Ne la déformez pas en ventre de famille
"Que couvre un étalon pour la production !"

Pourquoi l'auteur donne-t-il la parole à son "décourageux" ?

Par le style direct, le décourageux parle lui-même, et, sous le couvert du narrateur (qui n'est qu'effet de fiction), l'auteur peut ainsi avancer des propositions qui peuvent passer pour scandaleuses. Ainsi, le décourageux assimile la rêverie poétique à l'inspiration d'une "Muse stérile", et même triviale, voire vulgaire et de basse extraction (en somme, une fille de mauvaise vie). Il cherche aussi à provoquer en s'attaquant au dogme de la fondation des foyers et de la nécessité d'avoir des enfants qu'il réduit à l'image d'un "ventre de famille" exploité par un "étalon".

7.
"Ô vous tous qui gâchez, maçons de la pensée !
"Vous tous que son caprice a touchés en amants,
" - Vanité, vanité - La folle nuit passée,
" Vous l'affichez en charge aux yeux ronds des manants !"

Comment, selon l'auteur, apparaît l'influence de la "Muse" ?

En tout cas, elle se voit puisqu'elle donne au "touché" d'la grâce poétique un on n'sait quoi qui arrondit l'oeil du péquin ordinaire (le terme "manants" et l'emploi du verbe "gâcher" soulignent tout le mépris dont est capable le décourageux aussi bien que le créateur infatué). C'est que les inspirés sont soumis à son caprice, sont des revenus de la "folle nuit", sont les "amants" dont on voit bien qu'ils sont singuliérement épris, et pleins d'une étrange "vanité" ; il est vrai que ce sont des bâtisseurs, de murs imaginaires, évidemment. La strophe s'en prend à la figure du poète romantique, du poète porte-parole, de la conscience hugolienne en en faisant un original, une espèce de toqué qui s'imagine être important alors qu'il n'est guère différent d'un jeune homme qui a l'air d'avoir passé la nuit avec une folle.

8.
"Elle vous effleurait, vous, comme chats qu'on noie,
"Vous avez accroché son aile ou son réseau,
"Fiers d'avoir dans vos mains un bout de plume d'oie,
"Ou des poils à gratter, en façon de pinceau !"

En quoi la figure du "créateur" est-elle ici égratignée ?

Le créateur est ici réduit au possesseur d'un "bout de plume d'oie", de quelques "poils à gratter, en façon de pinceau". C'est un sot, un vaniteux, au mieux un potache à poils à gratter et il ne vaut guère plus qu'un "chat qu'on noie". Car qu'en fait-il, de son "bout de plume d'oie", qu'en fait-il de sa "façon de pinceau" ? Ou il en fait des sottises, ou il n'en fait rien du tout, en bon "décourageux", poète sans chant, peintre sans tableau.

9.
"- Il disait : "Ô naïf Océan ! Ô fleurettes,
"Ne sommes-nous pas là, sans peintres, ni poètes !...
"Quel vitrier a peint ! quel aveugle a chanté !...
"Et quel vitrier chante en raclant sa palette,"

Quel constat fait le décourageux ?

Il constate que, somme toute, les artistes sont des inutiles, qu'on est aussi bien sans eux dont l'Océan n'est que "naïf", et les fleurs des "fleurettes". Les exemples du vitrier et de l'aveugle sont amusants en ce que la vitre permet de voir et, cependant, que peut voir un aveugle devant une vitre ? Rien de plus que devant un mur. Ainsi, vous avez beau en composer des poèmes, vous avez beau en peindre des tableaux, les gens ne voient rien, et j'ajoute, pour ma part que personne n'y voit rien puisque, de toute façon, il n'y a rien à voir d'autre que de la couleur et de l'encre qui ont l'air de faire sens. Un poème, c'est quoi ? c'est un portrait parfaitement bien réalisé devant qui on dit : Regardez, on dirait qu'il va parler. Mais le portrait ne dit rien. Jamais.

10.
"Ou quel aveugle a peint avec sa clarinette !
"Est-ce l'art..."
                           - Lui resta dans le Sublime Bête
Noyer son orgueil vide et sa virginité.

                                                                      (Méditerranée.)"

a) En quoi la dernière strophe du poème constitue-t-elle une sorte de coup de grâce ?

L'image du créateur en vitrier barbouilleur et en aveugle chantant aboutit à la pochade d'un "aveugle" qui "peint avec sa clarinette !". L'artiste est ici ridiculisé. Les deux derniers vers définissent l'inspiration artistique comme un "Sublime Bête" où le créateur qui se prend au sérieux est plein d'un "orgueil vide" (puisque rien ne justifie réellement son orgueil) et, en fin de compte, il n'est jamais, qu'il fasse quelque chose ou qu'il ne fasse rien, qu'un puceau du réel.

b) Pourquoi le narrateur interrompt-il le discours du décourageux : "Est-ce l'art..." ?

Le discours du décourageux tend à se répéter, et puis il en devient paradoxal, puisque dénoncer en alexandrins la vanité de l'art, c'est aussi faire de l'art. Au fond, le véritable décourageux est celui qui finit par ne plus rien faire, c'est ainsi qu'il se noie "dans son orgueil vide" de toute oeuvre. Dès lors, il n'y a plus rien à dire et il ne reste plus qu'à mettre un point final au poème, en indiquant qu'on l'a composé devant la Méditerranée, qui, comme on le sait, est une mer qui ne bouge guère.

c) Ce poème de Corbière peut-il être considéré comme un autoportrait ?

A partir du moment où Tristan Corbière prend la plume pour brosser le portrait rimé d'un "décourageux", il sort de la posture de celui qui n'aurait aucune volonté artistique. D'autre part, même s'il partage sans doute les critiques que le décourageux fait de la vanité du créateur, il distingue son propre discours (le portrait du décourageux) du discours du décourageux lui-même qui finit par tourner en rond, c'est-à-dire à tourner au discours du critique d'art (cf "Est-ce l'art..."). Ce faux autoportrait peut rappeler, si l'on veut, le dialogue imaginé par Diderot entre le "Moi" et le "Lui", (cf Le Neveu de Rameau) où le philosophe ne partage pas toutes les positions de son interlocuteur, mais les expose avec une virtuosité telle qu'elles ne peuvent que nous intéresser.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 23 août 2013

 

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