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BLOG LITTERAIRE
1 septembre 2012

D'UNE AUTRE REALITE

D'UNE AUTRE REALITE

1.
"Et tout cela résonne en moi du fond d'une autre réalité..."
(Fernando Pessoa, traduit par Armand Guibert, Passage des heures)

Tout ce que nous avons vécu, du réel tellement passé que ça en devient comme une autre réalité. Nous traversons une multitude de petits bouts de réel, d'éclats, de pièces d'un puzzle que la conscience organise en un tout logique.

2.
Nous croyons résoudre un puzzle alors que c'est lui qui nous constitue. Être humain, c'est se confronter au puzzle.

3.
"l'impossibilité d'exprimer tous les sentiments"
(Fernando Pessoa, traduit par Armand Guibert, Passage des heures)

Il n'y a de sentiment qu'exprimé. L'humain s'illusionne sans cesse sur les faits et gestes - les siens comme ceux des autres - ; ces petites ombres d'empathie, ces traces d'humeur qu'il perçoit, il les interprète presque toujours de travers et il a même l'impression d'un trésor qu'il ne pourrait exprimer qu'avec peine, et que la littérature est impuissante à l'exprimer, cet infini des impressions qui tisse ses journées. Foutaise ! Le seul infini qu'il y ait, c'est l'infini des faits et gestes, ce qui se passe dans la tête des gens est vérité inaccessible ; vous ne pouvez jamais que supposer ; vous vous trompez fatalement : vous pouvez toujours discourir sur le sphinx, mettre en oeuvre toutes les ressources de votre langue, composer poèmes, tragédies, romans, traités du sphinx, il n'en reste pas moins que ce que ressent le sphinx, que ce qui connecte ses neurones vous reste à jamais inconnu. Le sphinx dont vous parlez est celui que votre langue constitue. Il n'est de vivre ensemble que dans la fiction nécessaire de la langue.

4.
Si nous pouvions déchiffrer les significations exactes des messages induits par les réseaux de neurones qui se bousculent dans une tête, nos cheveux se dresseraient et nous pâlirions fort car nous aurions d'un coup la révélation de la radicale férocité de l'être.

5.
Le plus curieux tout de même, c'est que nous percevons  en quelques secondes, immédiatement quasi, la sympathie, l'indifférence ou le rejet que la façon dont nous sommes au monde déclenche chez cet autre dont nous croisons le regard. Est-ce là l'oeuvre du cerveau reptilien ? Ainsi, en dehors des évidentes attitudes liées à la pratique du commerce, je perçois la sympathie de telle vendeuse, que je n'ai pourtant vue que trois ou quatre fois, cependant que telle autre, bien que souriante et polie, est complétement indifférente à ma présence. Si je poursuis l'analyse, je comprends vite que la "sympathique" n'est pas mariée (j'ai bien sûr regardé ses mains), assez jeune encore et si elle a un petit ami (ce qui est probable mais pas certain), elle n'est peut-être pas assez engagée encore pour se dispenser de manifester son intérêt pour un certain type d'homme. En outre, ce n'est probablement pas sa profession (elle ne travaille là que pendant les vacances ; peut-être a-t-elle un lien de famille avec le gérant ? De fait, elle est encore assez jeune pour être étudiante). "L'indifférente", quant à elle, est vendeuse de profession, et mariée, sans doute maman déjà et s'intéresse à des hommes plutôt jeunes et apparemment peu introspectifs (j'ai remarqué son émotion aux quelques mots échangés avec un client que, de toute évidence, elle connaissait par ailleurs, un homme jeune, souriant et plein de cette manière d'être, comme on dit, tourné vers les autres, que je n'ai évidemment pas). Un peu plus tard, dans un café, croisé le regard d'une cliente : rejet immédiat de ma personne dans l'oeil de la belle (fort à parier qu'elle est mariée ou en ménage depuis assez longtemps - elle n'est d'ailleurs plus si jeune quoique mince et vive -, qu'elle mène sans doute une vie assez active, ou aimerait mener une vie assez active -   elle est passée en coup de vent acheter un paquet de cigarettes et a rejoint prestement la gare -, et que donc quelqu'un qui a l'air de nonchaler en buvant une bière ne peut pas attirer son regard (bien que nos regards se soient croisés, le clignement des yeux qu'elle a eu cependant qu'elle farfouillait dans son sac pour en tirer son porte-monnaie indique que, littéralement, elle ne m'a pas vu - elle devait se dire "il doit être là, oui, je le tiens"). Vous me direz : Houzeau, c'est donc à ça que vous pensez quand vous sortez, à la façon dont les jeunes femmes vous perçoivent ? - Entre autres, c'est que je n'ai pas eu de soeur, et que donc je ne vois dans les autres hommes que des "frères" concurrents (je suis assez sensible à l'injustice, certes et c'est là toute ma fraternité, mais je ne peux éprouver de sympathie pour un autre homme ; ce que j'éprouve, c'est du respect, de l'admiration, du mépris, de l'indifférence, mais très rarement de la sympathie, cependant que l'absence de soeur a contribué à rendre assez mystérieux, et donc intéressant, cet être autre que l'on appelle "féminin", à condition, bien entendu, que ce féminin ait une certaine tenue, soyons sérieux, on est ici dans le pur spéculatif, et pas dans la drague ; du reste, j'ai probablement tout faux et ce que je raconte ici n'est probablement que pur roman). Enfin, le plus étrange sans doute, c'est que les circonstances pourraient très bien être telles que c'est en fin de compte avec "l'indifférente" ou la "rejetante" que l'on soit amené à sympathiser alors que la "sympathique" finira par ne plus même vous dire bonjour quand vous la croiserez. C'est vous dire que ce qu'il y a dans la tête des gens, c'est quand même bien labyrinthe et compagnie, et peut-être bien surtout dans la mienne.

6.
Ce que nous admirons chez Sherlock Holmes, Hercule Poirot et Maigret (c'est-à-dire chez Conan Doyle, Agatha Christie et Georges Simenon) ce n'est pas une prétendue "connaissance du coeur humain", mais au contraire la science qu'ils ont de lire dans les faits et gestes, de saisir très vite l'ensemble des significations et des connotations attachées à telle manière de parler, de boire, de mentir, de raconter, de se présenter, de partir. Holmes ne s'intéresse qu'aux relations logiques qui expliquent les faits ; Maigret affirme ne rien savoir, ne rien penser, et pourtant il comprend ; Poirot n'a confiance qu'en ses "petites cellules grises" comme Rouletabille affirme la supériorité du "bon bout de la raison". Ces grands détectives auraient-ils en commun de maîtriser parfaitement leur cerveau reptilien de sorte que leurs déductions ne viendraient jamais que conforter cette reconnaissance immédiate du caractère énigmatique de tel fait, de tel geste apparemment anodin ?

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 1er septembre 2012 

 

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