REMINISCENCES
REMINISCENCES
A la lisière de la forêt - les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, - la fille à lèvre d'orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu'ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer. (Arthur Rimbaud, Enfance I, Illuminations)
Lisant cette phrase, je songe à une superposition d'images : une lisière de forêt, des fleurs oniriques, une "fille à lèvre d'orange", - quelle précision ! -, puis la vue de ses "genoux croisés" se fondant "dans" un "clair déluge", une clarté et une ombre aussi dans une suite de mots-notations, "prés", "nudité", "arcs-en-ciel", "flore", "mer", comme si le narrateur s'endormait dans une suite de moins en moins logique d'images, d'impressions, comme s'il cédait à l'illumination des rêves.
Ainsi, dans ce dernier effort de "l'Alchimie du verbe" que constituent pour Rimbaud les "Illuminations", s'agit-il peut-être de rendre compte des processus d'associations d'idées ou des réminiscences qui annoncent, suggèrent, l'activité poétique.
En cela, Rimbaud oeuvre en synthétique, superposant les notations afin de composer une scène qui semble presque surréelle.
D'ailleurs, l'énumération onirique, la parade fabuleuse, va son sans-cesse, et semble rappeler les images des journaux illustrés que le môme des "Poètes de sept ans" contemple avec ravissement (cf " (...) Il s'aidait / De journaux illustrés où, rouge, il regardait / Des Espagnoles rire et des Italiennes", Arthur Rimbaud, Les Poètes de sept ans , vers 33-35) :
Dames qui tournoient sur les terrasses voisines de la mer ; enfantes et géantes, superbes noires dans la mousse vert-de-gris, bijoux sur le sol gras des bosquets et des jardinets dégelés, - jeunes mères et grandes soeurs aux regards pleins de pélerinages, sultanes, princesses de démarche et de costume tyranniques, petites étrangères et personnes doucement malheureuses. (Arthur Rimbaud)
Qui sont ces tournoyantes, ces danseuses aux terrasses marines ? Des Espagnoles peut-être, et ces "enfantes" ? s'agirait-il d'infantes, ces enfants de la noblesse d'Espagne à côté des "géantes", les épouses des "Grands", les nobles de la Cour. Ou des gouvernantes peut-être ?
Puis les "regards pleins de pélerinages" des "jeunes mères et grandes soeurs" entraînent le lecteur vers l'ailleurs des costumes : "sultanes", "princesses de démarche et de costume tyranniques" (sont-elles "tyrannisées" par la complexité de leur costume, et ainsi "raidies" dans leur "démarche" ?) et qui sont ces "petites étrangères" et "ces personnes doucement malheureuses" ? De jeunes esclaves ? des suivantes d'origine étrangère dont la présence fut imposée par la Cour, leurs familles étant trop heureuses de pouvoir les placer, et qui souffrent peut-être du mal de la nostalgie.
En tout cas, point d'homme dans cette scène ; c'est un univers féminin que présente ici le texte.
On dirait bien que Rimbaud se souvient d'un tableau, d'une oeuvre espagnole peut-être, colorée et fatalement exotique pour le sauvageon ardennais qu'il ne cessa sans doute jamais d'être, malgré les "semelles de vent" et les affaires qu'il faut bien traiter si l'on ne veut pas crever de faim, poète maudit, chien de Paris, tandis que l'Europe commence à s'industrialiser.
On dirait bien qu'il en fait l'analyse, c'est-à-dire qu'il en décrit les détails, mais pas de façon précise, comme s'il voulait maintenir le ton énigmatique de sa description, comme s'il travaillait de mémoire, comme s'il réinventait ce tableau.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 27 décembre 2007