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BLOG LITTERAIRE
13 février 2008

NOTES SUR LE VERS JUSTIFIE

NOTES SUR LE VERS JUSTIFIE

1) Le principe du vers justifié est clair comme un sourire. Il s'agit de composer des textes poétiques en ne mettant plus l'accent sur le rythme, la rime et le nombre de syllabes, mais sur le nombre de signes contenus dans chaque vers, - y compris les espaces.

2) La poésie justifiée s'édite donc en "Courier New" sinon, ça ne marche pas (du moins, d'après mes propres tentatives).

3) La poésie justifiée se passe aisément de ponctuation qui, lors de la composition du texte, est ressentie comme une grande avaleuse d'espace. En effet, en considérant le signe comme essentiel à la constitution du vers, la poésie justifiée en souligne la rareté. C'est que la poésie justifiée prend le mot à la lettre.

4) On doit cette invention de la poésie justifiée au poète Lucien Suel. Il a souvent raconté la genèse de cette innovation. Elle mérite que l'on s'y attarde. On sait qu'à la fin des années 70, il y eut un bouillonnement créatif, souvent souterrain, underground. C'était l'époque des "fanzines" (magazines auto-édités, la plupart du temps ronéotypés) et de l'enthousiasme pour de nouvelles formes (la musique punk, la diffusion et la traduction en français des poètes dits de la "beat generation": Ginsberg, Burroughs, Pélieu, etc....) Lucien Suel eut alors son "fanzine" (The Starscrewer). Rédigeant ses articles à la machine à écrire, il voulut obtenir des textes en colonnes, des textes justifiés tels qu'on les trouve dans les magazines professionnels. C'est ainsi que, réfléchissant à la nécessité de composer ses lignes de texte de telle manière que toutes comportent exactement le même nombre de signes, il inventa le "vers justifié". J'aime beaucoup ce récit car il dégage l'invention poétique d'on ne sait quelle transcendance lyrico-métaphysique pour la ramener à son lieu d'être originel : les nécessités de l'écriture.

5) La poésie justifiée a son chef-d'oeuvre : La Justification de l'Abbé Lemire poème en quarante-deux épisodes, avec quatre photographies de Josiane Suel (Lucien Suel, éditions Mihàly, 1998) que je tiens pour l'un des dix grands textes poétiques de la fin du XXème siècle. Je me permets ici d'en citer l'incipit à titre de "défense et d'illustration" :

introibo ad altare Dei      aurore à Vieux-Berquin
ad Deum qui laetificat      de Merville à Bailleul
juventutem meam liesse      d'Estaires à Strazeele

Le 23 avril 1853 Jules      français aussi flamand
Auguste Lemire est ici      Tis' je Tas' je le Cri
entre les deux langues      des Flandres plus tard

le coin de terre noire      Marie Zénobie cadettes
céramique des carreaux      Auguste Achille cadets
du poêle et bouilloire      Maman morte il a 8 ans

son nom gravé avec une      tremper doucement dans
aiguille pointe tordue      le bénitier verdi tous
sur le torchis blanchi      les doigts et mouiller

le milieu du front une      les fanes de pommes de
goutte qui coule entre      terre noircissent sous
les yeux ainsi soit il      la pluie fumée bleutée

(Lucien Suel, incipit de La Justification de l'Abbé Lemire)

Les lecteurs de James Joyce auront relevé que cet "introibo ad altare Dei" qui commence le poème, est aussi la première phrase prononcée par Buck Mulligan dans la première page d' Ulysse, première page qui, elle aussi, à sa manière toute fantaisiste, insolente, inaugura une ère nouvelle de la littérature.

6) La poésie justifiée constitue une forme ouverte. En effet, parce qu'elle oblige à concentrer sa réflexion sur un nombre restreint de signes, elle favorise les trouvailles, les ruptures de ton et de syntaxe, et le poète est ainsi heureusement contraint  d'utiliser bon nombre de figures de style qui, dans le cadre des souvent trop prolixes vers libres, ne sont parfois que fioritures gratuites. Ainsi, la poésie justifiée justifie-t-elle le style, l'ancien jeu des vers. Si elle semble se passer des rythmes traditionnels du vers français (ternaires, césure à l'hémistiche, etc...), c'est souvent pour en proposer d'autres, des glissements d'un vers à l'autre, des syncopes. Dans la poésie régulière traditionnelle, le rythme est un des éléments essentiels du vers et une poésie insuffisamment rythmique est vite ressentie comme plate. En poésie justifiée, le rythme induit par les signes s'apparente assez aisément aux rythmes multi-directionnels du jazz moderne (celui de John Coltrane par exemple). Il suffit pour s'en convaincre de lire ces vers relevés sur le site Silo (http://academie23.blogspot.com/) :

rien au monde de meilleur à avaler
que le whisky vertèbres tordues et
l'oeil aux aguets les collégiennes
sentent le printemps à plein groin

le sacrum os de forme triangulaire
Björk walkyrie frêle et très brune
n'est pas une femme c'est un c'est
L'Edda une Islandaise there's more

to life
than this les Bouriates et
les Tchouktches et les Tchouvaches
le groupe surréaliste de Montreuil

(Lucien Suel, Ultime arithmogramme pour Ch’Vavar (III), extrait)

7) La poésie justifiée est une forme ouverte, non seulement parce qu'elle fait appel à un maximum de ressources d'expression, mais aussi parce qu'elle s'impose très vite comme un support de citations, de jeux polyglottes. Ecrire un texte en employant plusieurs langues ou en n'utilisant que des noms de villes, par exemple, serait en soi un travail vain et absolument sans intérêt s'il n'y avait justement les contraintes du vers justifié qui, obligeant l'auteur à jouer avec l'espace imparti de la ligne, le fait travailler sur les rythmes, les répétitions, les inversions, etc...
De fait, la poésie justifiée me semble un instrument prometteur en ce sens que rien de ce qui est signe ne saurait lui être totalement étranger. La poésie justifiée a donc ce pouvoir de donner une dimension poétique à chaque signe scriptural, quel que soit son ensemble de départ (langage mathématique, musical, langues étrangères, onomatopées, étiquettes de produits alimentaires, etc...).

8) Pour composer des vers justifiés, on peut utiliser des feuilles à carreaux, des cahiers d'écolier, ou des carnets. Ainsi, l'on peut caser un signe par carreau, ce qui permet de faire rapidement les comptes. On peut même alors introduire dans ses vers une césure : il suffit de compter sur deux lignes de 20 signes chacune, par exemple, en considérant que ces deux lignes, une fois imprimées, n'en feront qu'une (attention au respect des espaces cependant !). Ceci dit, sur Word, composer va assez vite puisque l'on peut déplacer, effacer, remplacer. Après, c'est une question de maîtrise.

9) Lucien Suel me dit un jour que parfois, il avait envie de n'écrire qu'en vers justifiés. Je comprends cela tant l'exercice est plaisant, jouissif même, qui s'apparente à un jeu, à une soudaine vision d'un champ des possibles tels que l'on peut en entrevoir dans les parties d'échecs ou de jeu de go livrées par les grands maîtres.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 13 février 2008

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Commentaires
S
Sans parler de l'isocélisme..
S
Everything can be taken from a man but one thing; the freedom to choose his attitude in any given set of circumstances.
O
On peut aussi voir l'épatat JEan Guenot qui, pour des raisons techniques d'auto-édition avait offert une méthode de justification des textes dans son célèbre "Ecrire".. C'était techbnique,mais il sentait bien que ça pouvait aller plus loin!
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