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BLOG LITTERAIRE
30 novembre 2012

DE LA PRAESENTIA DANS UN PASSAGE DES ABÎMES

DE LA PRAESENTIA DANS UN PASSAGE DES ABÎMES
Notes sur la première page du chapitre XXXVIII du livre Abîmes, de Pascal Quignard. Les citations sont entre guillemets. Pour leur exactitude, on se référera à l'édition de poche "folio n°4138", p.121. Pour la citation extraite d'Une saison en enfer, d'Arthur Rimbaud, on se référera à l'édition Poésie/Gallimard.

1.
Le chapitre XXXVIII commence par l'aveu de l'incompréhension soudaine du présent ("Vint le jour où je cessai de comprendre le présent.")
Par définition, le présent nous échappe. Il traduit la fuite du temps à travers la conscience. Faut-il comprendre ici le présent comme une contemporanéité ? Auquel cas, ce n'est pas le présent que le narrateur ne comprend plus, c'est son époque.

2.
Ce que saisit d'ailleurs le narrateur en faisant du présent un "fragment de jaillissement" dont il est impossible de faire un "repère". Ou plutôt qui ne sera repère que lorsqu'il se sera inscrit dans l'enchaînement absurde des événements du passé auquel notre nécessité logique donne une cohérence. Ainsi, en fonction de son écho dans ce que nous saisissons de l'immédiateté où nous nous débattons, l'événement sera considéré comme plus ou moins déterminant.

3.
En recourant aux mots des antiques (cf "praesentia" (le présent) et "noèsis" (la pensée)), Pascal Quignard relie l'impossibilité de penser le présent à l'histoire de la logique, dont, malgré nos tragiques erreurs, nous sommes les héritiers. Ainsi, le passé pense pour nous et nous permet de transcender "cette part du bondir, du prendre" que nous appelons saisir. Nous ne comprenons pas, nous prenons, et le passé donne sens au butin.

4.
Quelques lignes plus loin, il est question d'hallucination. Ce qui ne se présente que sous une apparence dont nous nous emparons, n'est pas autre chose que fantasme, fantôme, illusion, hallucination. Ce n'est pas de la musique dont nous nous emparons, mais de quelques notes ; ce n'est pas l'amour que nous rencontrons, mais le désir. C'est le temps, la force du passé, qui nous fera considérer telle oeuvre comme importante, tel être aimé comme essentiel. Ainsi, nous nous attardons à ce qui est aimable, et il est significatif qu'il y ait une grande différence d'intensité entre l'adjectif "aimable" et le participe "aimé".

5.
Pascal Quignard observe aussi que ce n'est pas "la seconde" qui nous intéresse, mais la "distension du temps". Nous ne vivons pas à la seconde, mais "à l'heure", à "la journée", à "la nuitée", en fonction d'un emploi du temps, qui selon la place que nous occupons dans la société, est plus ou moins prévisionnel. La conscience s'organise en fonction du temps que nous mettons à faire ce que nous avons à faire. Plus rapides, nous nous intéresserions à la seconde. Plus lents, nous penserions en semaines. Il est remarquable qu'Internet et la diffusion ultra-rapide des informations tend à accélérer la vitesse avec laquelle la conscience s'empare du monde. Ce qui est tragique, c'est que l'esprit critique, qui, par définition, a besoin de temps pour rappeler le passé à la raison du présent, n'a pas toujours le loisir de s'exercer, emporté qu'il est dans la saisie, le post, le mail, l'illusion de la maîtrise du monde. Nous vivons à l'heure de "l'hallucination simple" et, comme le narrateur rimbaldien de la saison en enfer, nous voyons "très-franchement une mosquée à la place d'une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville" dresse des épouvantes devant nous (cf Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, "Alchimie du verbe").

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 30 novembre 2012

 

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