Passant près d'un chantier, Arthur.
PASSANT PRES D'UN CHANTIER, ARTHUR.
Notes sur Bonne Pensée du Matin d'Arthur Rimbaud.
Le titre a un arrière-goût de prose religieuse, d'article de feuille paroissiale, le genre de choses qui devait faire ricaner Arthur Rimbaud quand il allait à l'Eglise admirer les ouailles et en tirer des conclusions qui furent, on le sait, définitives jusqu'au désert.
A quatre heures du matin, l'été,
Le sommeil d'amour dure encore.
Nous voilà d'ailleurs rassurés : très laïc, le poème. L'aube d'été, "quatre heures du matin", heure que le très décalé Rimbaud devait apprécier. Né dans les ombres grises et bleues des Ardennes, ça devait le fasciner, ce ciel clair d'été, cette pureté de l'aube, ce jour très tôt du Sud.
Le poème est ainsi daté de mai 1872. La clarté du ciel sans doute éclaire la langue, les intentions. Aussi, les poèmes de 1872 se veulent plus aériens, d'une prosodie plus légère et désinvolte que les travaux de 1870-71. Cela est très clair : à quatre heures du matin, en été, les gens qui ont fait l'amour dorment encore.
D'ailleurs, ils ont fait la fête itou, la veille et :
Sous les bosquets l'aube évapore
L'odeur du soir fêté.
Cependant, il n'y a pas que le plaisir dans la vie :
Mais là-bas dans l'immense chantier
Vers le soleil des Hesperides
En bras de chemise, les charpentiers
Déjà s'agitent.
La conjonction oppose ainsi deux zones : celle du plaisir pris et du sommeil à celle de "l'immense chantier". J'ai toujours pensé que, tout simplement, Rimbaud avait dû, à un moment de sa vie, avoir eu honte de son oisiveté, de son état de semi-clochard. Il a fait ce que beaucoup font dans ce cas-là : il s'est fait oublier et est parti refaire sa vie ailleurs. Dès 1872, je pense, l'idée de se mettre sérieusement "au travail" mûrit dans son esprit. La poésie doit commencer à lui sembler alors une occupation assez idiote, une sotte vanité, un passe-temps d'adolescent complaisant.
Dans L'éclair (cf Une Saison en Enfer) : "Le travail humain ! c'est l'explosion qui éclaire mon abîme de temps en temps."
Dans Mauvais Sang : "La main à plume vaut la main à charrue" écrit-il (cf Une Saison en Enfer). Et même s'il prétend :"J'ai horreur de tous les métiers", on peut voir dans cette affirmation péremptoire une proposition d'orgueil. En fait, une fois la poésie envoyée au Diable, Rimbaud ne cessera plus de chercher du travail et de travailler.
Du coup, "le chantier" prend une dimension quasi-mythique. Il est "immense" et placé sous "le soleil des Hespérides", les "filles du couchant" et leurs pommes d'or qu'un autre "travailleur", Hercule, dut conquérir.
Si l'on dort d'avoir baisé, les ouvriers-artisans ailleurs "s'agitent" sur les chantiers. Le mot "charpentiers" peut, si l'on veut, faire écho à la naïveté feinte du titre "Bonne pensée du matin" puisque, n'est-ce pas, Joseph, le père de Jésus, était charpentier.
Dans leur désert de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la richesse de la ville
Rira sous de faux cieux.
Mais il n'est pas question du "Ciel" des croyants mais des "faux cieux" des plafonds. Un miracle cependant : du désert naîtra une ville, dans un "désert de mousse" apparaîtront "lambris précieux" et "richesse". Cette strophe a dû ravir les théoriciens du capitalisme triomphant en cette fin de XIXème siècle ; enfin pour ceux qui l'ont lue car Rimbaud ne passe pas particulièrement pour un auteur libéral. On le classe parfois "à gauche", ce qui m'a toujours fait sourire. Je pense, - et c'est tout à fait subjectif -, que Rimbaud était un fieffé voyou, un voyou de génie certes mais un voyou tout de même : un anarchiste de droite si l'on veut ; une quasi-canaille, c'est à peu près certain.
Bon, jusqu'ici, rien de difficile :
Ah ! pour ces Ouvriers charmants
Sujets d'un roi de Babylone,
Venus ! laisse un peu les Amants
Dont l'âme est en couronne.
Mais cette avant-dernière strophe est plus hermétique. Paraîtrait, d'après l'édition de Louis Forestier (Folio classique, Notes, p. 303) que l'on pourrait rapprocher ces vers d'une chanson paillarde (Le Plaisir des Dieux) et y voir, à l'instar d'Antoine Fongaro, une "sodomisation en chaîne" (?).
J'ai cherché sur le Web et j'ai trouvé la chanson paillarde qui aurait inspiré Rimbaud. On y peut lire effectivement ceci, (excusez-moi, c'est très vulgaire !) :
Pour Jupiter, façon vraiment divine,
Le con lui pue, il aime le goudron;
D'un moule à merde, il fait un moule à pine
Et bat le beurre au milieu de l'étron,
Cette façon est cruellement bonne
Pour terminer un gueuleton joyeux:
Après l' dessert, on s'encule en couronne,
Enculons-nous, c'est le plaisir des dieux. (bis)
(Le Plaisir des Dieux, quatrième couplet)
Rimbaud, qui lui-même publia des grossiéretés rimées dans une parution collective du nom d'Album Zutique, connaissait peut-être cette chanson comme semble l'attester l'utilisation de l'expression "en couronne" mais à mon avis, il s'agit plus d'une réminiscence que d'une volonté d'évoquer l'enculade collective.
Il n'en est pas moins vrai que la strophe a des allures de couplet d'opéra-bouffe et semble rapprocher "Ouvriers charmants" et "Amants" - bien que le parolier demande à Vénus, la déesse des amours, de "laisser" les Amants endormis pour les "Ouvriers charmants" - mais, à première lecture, ce n'est pas si évident d'y lire une allusion à l'homosexualité. A moins tout simplement que l'Arthur rôdant ait repéré un jeune homme qui lui plut. La strophe est en tout cas désinvolte comme une chanson sifflotée. Le dernier quatrain est d'ailleurs du même genre :
Ô Reine des Bergers ;
Porte aux travailleurs l'eau-de-vie
Pour que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer, à midi.
Ici, par contre, on peut lire la strophe au premier degré : les ouvriers picolent tout simplement, se reposent et prennent un bain. C'est volontairement que je dis les choses aussi simplement que je les lis. Ceci dit, ce n'est pas si simple. Qu'est-ce que cette "Reine des Bergers" ? Là aussi, cela vous a des airs de ces chansons "d'opéras vieux", de "refrains niais", de "rythmes naïfs" que le narrateur de la Saison prétend affectionner (cf Délires II, Alchimie du verbe, Une Saison en Enfer).
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 20 avril 2006