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BLOG LITTERAIRE
15 octobre 2006

DE L'ERRANCE

DE L'ERRANCE

"Le moment de la nuit est arrivé où, déjà, les heures vous jettent dans la fatigue du jour prochain devenu inévitable. La simple perspective de son arrivée vous accable." (Marguerite Duras, Dix heures et demie du soir en été, Folio, p.57)

Je me souviens que, lorsque l'étais lycéen, au début des années 80, Marguerite Duras jouissait alors chez les étudiants de Lettres Modernes, - en tout cas, chez ceux qui savaient lire, qui n'étaient pas bien nombreux à l'époque ; grâce à la démocratisation de l'enseignement supérieur et aux efforts des pédagogistes, ils le sont encore moins aujourd'hui -, Marguerite Duras jouissait alors d'une assez grande popularité.
Pour ma part, j'étais fasciné par Le Ravissement de Lol V. Stein. Moderato Cantabile m'avait conforté dans mon admiration. Peu d'écrivains, à mon sens, ont aussi bien rendu le nécessaire goût de l'errance urbaine que les gens quelque peu dépressifs, ou simplement décalés, éprouvent souvent.
On retrouve cela à voir ce très curieux film de Claude Sautet, Quelques jours avec moi, dans les allées et venues des fichtrement bien vus personnages interprétés par les excellents Sandrine Bonnaire et Daniel Auteuil.
Ce qui m'épatait chez Marguerite Duras, c'était que cette errance était féminine.
Apollinaire, Blaise Cendrars, Michel Leiris dans L'âge d'homme, Henri Thomas dans La nuit de Londres, Michel Déon dans Les gens de la nuit, et tant d'autres (Camus dans La Chute par exemple), avaient déjà évoqué ce goût de l'errance qu'ont ceux qui ne supportent guère les horaires imposés par des petits chefs incultes et diplômés, mais cette errance était avant tout virile, fumeuse et alcoolisée (le contraire de la vie vue par Claude Got et tous les hygiénistes plus ou moins humanistes - quelle horreur ! - qui, bien sûr, ne veulent que notre bien).
Certes, François Mauriac dans Thérèse Desqueyroux, l'un des rares romans que j'ai lus d'une seule traite, évoquait déjà une femme rêvant d'errance mais ce n'était jamais que fantasme et ce n'est que dans les dernières lignes du bouquin que Thérèse est en fin de compte réellement affranchie des contraintes que la plupart des gens se donnent parce qu'il faut bien se donner des contraintes, si l'on ne veut pas dériver, se marginaliser, si l'on ne veut pas sombrer dans l'insignifiance.
Marguerite Duras est une premières dans la littérature à avoir écrit que cette errance fumeuse et alcoolisée, - mais pas toujours, mais pas forcément - pouvait être dans les habitudes des femmes aussi bien que dans celles des hommes.
Evidemment, on pourra toujours gloser à n'en plus finir son assiette de en-veux-tu-en-revoilà sur les causes de cette errance qui vous fait perdre  temps et  repères habituels dans des rues que vous ne connaissez pas, dans des villes qui semblent s'étendre dans une étrange uniformité, tranquillement menaçante, familièrement singulière, dans ces quartiers où jusqu'ici vous n'étiez jamais allé, - où d'ailleurs, vous n'avez aucune raison "valable", c'est-à-dire "sociale", de vous trouver -, et où vous finissez par échouer dans un bar pour y boire une bière, ou un vin rouge, ou une manzanilla.
La citation que je fais ici du très beau Dix heures et demie du soir en été de Duras nous éclaire.
Oui, les jours sont parfois fatigants. Oui, les gens sont parfois malgré eux inopportuns. Ou alors stupides. Ou jaloux. Ou aigris. Oui, les travaux sont souvent ennuyeux et les discours inutiles.
Et pourtant, lorsque nous nous réveillons avant l'heure, au creux de la nuit, nous savons bien, parce qu'il faut bien gagner sa croûte, que ces inopportuns, ces jaloux, ces aigris, ces tâches ennuyeuses, ces paroles inutiles, que nous-mêmes nous prononçons pour passer ce temps contraint qu'est le temps social, que toute cette comédie est inévitable. Inévitable et mortelle. Un poison lent, très lent, mais fatal à coup sûr.
Beaucoup s'en font une raison.
D'autres une rente.
D'autres tombent malades.
D'autres finissent par péter les plombs et se ramènent un beau jour au boulot arme au poing pour y dézinguer leur chef de service ou leurs collègues.
D'autres se pendent ou se jettent sur la voie.
D'autres, en douce, errent et écrivent. Ou peignent. Ou photographient. Ou boivent un coup. Avant de rentrer. Puisqu'on finit toujours par rentrer.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 15 octobre 2006

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Commentaires
A
"errance plus déterminée" je retiens la formmule Orlando et les références ainsi que "la lumière sur la nuit", ce la porrait être déterminant:)<br /> merci à vous,<br /> Amel
D
Merci beaucoup pour la justesse de ce texte.<br /> Je m'y retrouve.<br /> Il y a aussi ce très beau texte de Geneviève Serreau : "La lumière sur le mur"
O
J'allais oublier Unica Zürn! Autre errance féminine! A Lire!
O
J'allais oublier!!!! Une errance fémiine plus... déterminée! Celle d'Unica Zürn!!!<br /> Rhys et Zürn! Ca swingue!
O
Peut-être faut-il chercher aussi l'errance féminine chez Jean Rhys, que l'on oublie trop souvent!
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