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BLOG LITTERAIRE
11 mars 2007

L'ABANDON DU CONTE

L'ABANDON DU CONTE

Rimbaud tempestaire : " - Sourds, étang, - Ecume, roule sur le pont, et par-dessus les bois ; - draps noirs et orgues, - éclairs et tonnerre, - montez et roulez; - Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges." (Après le déluge).
Les impératifs miment l'imprécation ; leur briéveté exprime le chaos, la suite des images qui, tout à coup, illustrant la narration (cf "Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c'était le printemps."), y introduit cependant quelque rupture.
Et il se termine ainsi, le premier texte des Illuminations, par un abandon du conte : " Car depuis qu'il se sont dissipés, - oh les pierres précieuses s'enfouissant, et les fleurs ouvertes ! - c'est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait,  et que nous ignorons."
Le spectacle ici n'induit pas l'intrigue ; la description ne prépare pas au récit. D'ailleurs, depuis que "les Déluges se sont dissipés", "c'est un ennui !".
Il n'y aurait ainsi plus rien à raconter puisque le texte, justement, se situe "après le déluge."

Pourtant, les Illuminations poursuivent leur chemin et le titre du poème suivant pourrait évoquer le début d'un roman d'initiation : Enfance.
Le premier texte de cette suite de cinq poèmes abonde en figures des plus diverses : "cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande", "la fille à lèvre d'orange", "dames qui tournoient", "enfantes et géantes", superbes noires", "jeunes mères et grandes soeurs", "princesses", "petites étrangères et personnes doucement malheureuses" semblent évoquer les figures d'un tableau représentant les personnages d'une comédie ou d'une noblesse abolie.

Aux figures, le texte suivant va ajouter des lieux : "la petite morte, derrière les rosiers", "la jeune maman trépassée" du "perron", "la calèche du cousin" qui "crie sur le sable", "le petit frère - (il est aux Indes !)" nous précise avec une fausse naïveté le narrateur, "les vieux qu'on a enterrés", "le rempart aux giroflées", "la maison du général" dont les occupants "sont dans le midi", "l'auberge vide", le "château à vendre" aux "persiennes détachées", "le curé" qui n'est pas là non plus puisqu'il a fermé son église (cf "le curé aura remporté la clef de l'église"), "les loges inhabitées des gardes", autant de preuves de l'absence de vie en cette paroisse où seuls demeurent morts et fantômes, comme semble l'indiquer l'énigmatique "la jeune maman trépassée descend le perron".
Le voilà, le narrateur dans un de ces "hameaux sans coqs, sans enclumes" qu'évoque ensuite le texte, un de ces villages où "il n'y a rien à voir là-dedans". Que pourrait-il conter d'autre que le pouvoir d'évocation du verbe ? : "Des bêtes d'une élégance fabuleuse circulaient" écrit Rimbaud dans le dernier paragraphe de ce deuxième fragment.

Dans la troisième partie du texte, les figures elles-mêmes disparaissent dans l'anaphore des sept "il y a" ou, si elles n'ont pas tout à fait disparues, ne semblent plus être désormais que visions fugitives, présences anecdotiques :

- "Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir."
- "Il y a une horloge qui ne sonne pas."
- "Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches."
- "Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte."
- "Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée."
- "Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois."
- "Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse."

La quatrième partie de cette suite présente une série d'hypothèses sur le statut du narrateur. Là encore, c'est l'anaphore - celle du groupe "je suis"- qui construit le poème en accordant à toutes les propositions dont elles sont l'attribut le bénéfice d'une égale valeur :

- "Je suis le saint, en prière sur la terrasse..."
- "Je suis le savant au fauteuil sombre."
- "Je suis le piéton de la grand'route par les bois nains".
- "Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l'allée dont le front touche le ciel."

Mais, en fin de compte, comme s'il s'agissait pour le narrateur de réaffirmer sa présence, c'est le pronom personnel narratif qui  constitue le sujet de la Vème partie : "Qu'on me loue enfin ce tombeau", "je m'accoude à la table", "ces journaux que je suis idiot de relire", "à une distance énorme au-dessus de mon salon", "je m'imagine", "je suis maître du silence".

On dirait bien, si l'on veut tenter d'expliciter l'énigmatique beauté de ce texte, que Enfance évoque tout d'abord une sorte de puzzle constitué de fragments de roman familial, de rappels d'images anciennes, de visions de tableaux, d'illustrations, peut-être même de choses vues lors de fugues ou de ces longues marches dont Arthur Rimbaud était coutumier (1) (cf Enfance I et Enfance II et III) puis, cette foule de figurines s'évanouit pour céder la place à un paysage d'une étrange familiarité (cf "Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir." in Enfance III), un paysage "en fuite" contrastant avec l'immobilité des figures peintes de Enfance I et cette autre immobilité des morts suggérée dans Enfance II.
Enfin, comme s'il s'agissait tout de même de composer quelque conte, de commencer un récit, le poème postule un narrateur multiple (cf in Enfance IV, les différentes identités du narrateur et l'anaphore "je suis") pour en arriver à cette voix qui clôt le texte sur un bien étrange aveu de la part d'un conteur : "Je suis maître du silence." Et cette fausse interrogation, cette naïveté réfléchie : "Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la route ?" ; fausse interrogation qui m'incline à penser que, dès le XIXème siècle, cette défiance envers le roman, envers l'illusion réaliste, défiance que Nathalie Sarraute appela bien plus tard "l'ère du soupçon", commençait sans doute à hanter certains écrivains, et bien sûr l'étonnant Arthur Rimbaud. (2)

Notes : (1) "Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse" (Enfance III) pourrait être, me semble-t-il, un souvenir de fugue : Arthur vagabondant, en route, chassé comme un vulgaire rôdeur, un voleur de poules ; ce qu'il fut peut-être aussi, ce qu'il fut sans doute.
(2) Défiance qui, par ailleurs, est peut-être bien consubstantielle à l'acte d'écrire.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 11 mars 2007

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