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BLOG LITTERAIRE
17 juin 2007

ELOGE DE L'HERBE

ELOGE DE L'HERBE
Notes sur le poème Jacquemard et Julia de René Char (Fureur et mystère, Poésie/Gallimard, pp.179-180)
Les citations faites du poème figurent ici entre guillemets.

Cinq paragraphes pour ce texte ; une anaphore : "Jadis l'herbe".
Le jadis pourtant n'abolit pas l'herbe. Celle-ci est d'ailleurs revenante, à quatre reprises, au début de quatre paragraphes sur cinq. Pas de virgule entre l'adverbe de temps jadis et le sujet l'herbe : l'herbe demeure, mais ce sont ses pouvoirs anciens qui ici font question :
- L'herbe élévatrice, révélatrice : "Jadis l'herbe, (...), élévait tendrement ses tiges et allumait ses clartés." (1er par.)
- L'herbe de connaissance : "Jadis l'herbe connaissait mille devises qui ne se contrariaient pas." (2ème par.)
- L'herbe des bienfaits et des défiances : "Jadis l'herbe était bonne aux fous et hostile au bourreau." (3ème par.)
- L'herbe fondatrice : "Jadis l'herbe avait établi que la nuit vaut moins que son pouvoir, que les sources ne compliquent pas à plaisir leur parcours, que la graine qui s'agenouille est déjà à demi dans le bec de l'oiseau." (4ème par.)

Dans le jadis s'inscrit le poème, la voix.
Sans les sortilèges du passé, nous serions muets sans doute, la gorge nouée de présent à en manquer d'air.

L'herbe, commune présence aux hommes comme aux bêtes, toison de la terre, intemporelle mesure des souffles, herbe qui prouve le vent et le passage.

Dans le premier paragraphe, cette phrase, magnifique comme la clarté : "Les cavaliers du jour naissaient au regard de leur amour et les châteaux de leurs bien-aimées comptaient autant de fenêtres que l'abîme porte d'orages légers."
L'image pourrait évoquer ces enluminures médiévales si précises et si stylisées, à l'herbe très verte des paradis, porteuses "d'orages légers". L'image médiévale, l'ancêtre de la ligne claire de nos bandes dessinées, portait des ciels explicites et des herbes parcourues. L'énigme y figurait souvent, incognito : Quis necavit equitem ? "Qui a tué le chevalier ?"

La seconde phrase du quatrième paragraphe : "Jadis, terre et ciel se haïssaient mais terre et ciel vivaient." Les êtres en lutte peut-être, en guerre de cent ans, faite de longues trêves, d'arrangements, de cohabitations, de petits traités, rythmée par de brèves et intenses batailles puisqu'il faut bien que chacun ait sa part, sur la terre comme au ciel. Ainsi, "la graine qui s'agenouille est déjà à demi dans le bec de l'oiseau."

Le jadis n'abolit pas l'être ; il le suscite : "Elle [l'herbe] convolait avec le seuil de toujours."
Qui se souvient de ces espaces anciens, territoires interdits, clos désormais à jamais, y retrouve la double figure d'une énigme, "Jacquemard et Julia" : l'automate de l'horloge, la persistance du temps, de la mécanique ontologique qui règle les passions, Jacquemard au nom si viril, et Julia, "la soeur tant aimée de Char" lit-on en bas de page (cf Poèmes en archipel, anthologie établie par Marie-Claude Char, Marie-Françoise Delecroix, Romain Lancrey-Javal, Paul Veyne, folio, p.218).

Le dernier paragraphe du texte rompt le charme de l'anaphore : "L'inextinguible sécheresse s'écroule."
A l'imparfait du jadis succède le présent : "L'homme est un étranger pour l'aurore."
Rien donc d'écrit à l'avance, l'être est toujours à être ; il ne peut s'arrêter à son présent, - à moins d'être mort -. C'est ainsi que : "il y a des volontés qui frémissent, des murmures qui vont s'affronter et des enfants sains et saufs qui découvrent."
"Des enfants sains et saufs" : la précision est d'importance. Les nazis, que René Char a combattu les armes à la main, en ont tant tués d'enfants, et aujourd'hui, tant d'enfants encore sont utilisés à des fins mortifères que nous donnons raison à Char : cette "poursuite de la vie qui ne peut être encore imaginée", ce présent de vérité générale de la découverte, ne peut être envisagée que par des enfants protégés des monstres.

Du territoire de l'herbe : "Son étendue était comparable au ciel qui a vaincu le temps et allégi la douleur." (2ème paragraphe, 4ème phrase).
La douleur ne s'allège pas, elle s'allégit, s'aplatit, s'amincit, pour être plus commode à porter sans doute. Ce travail d'artisan, - allégir est un terme technique désignant l'action d'amincir une plaque de cuivre en la martelant à petits coups -, ce travail demande quelque maîtrise.
Le grand maître, c'est-à-dire l'artisan du chef-d'oeuvre, est ainsi celui qui en arrive à la maîtrise de l'être même de son travail. L'étendue de son savoir-faire est telle alors qu'elle en devient incomparable, à en vaincre le temps.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 17 juin 2007   

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