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BLOG LITTERAIRE
4 janvier 2008

RAISON DU POEME

RAISON DU POEME
(Notes sur Sonnet de Charles Cros)

SONNET

Je sais faire des vers perpétuels (1). Les hommes
Sont ravis à ma voix qui dit la vérité (2) .
La suprême raison dont j'ai, fier, hérité (3)
Ne se payerait pas avec toutes les sommes. (4)

J'ai tout touché : le feu, les femmes et les pommes;
J'ai tout senti : l'hiver, le printemps et l'été;
J'ai tout trouvé, nul mur ne m'ayant arrêté. (5)
Mais Chance, dis-moi donc de quel nom tu te nommes ? (6)

Je me distrais à voir à travers les carreaux
Des boutiques, les gants, les truffes et les chèques
Où le bonheur est un suivi de six zéros. (7)

Je m'étonne, valant bien les rois, les évêques,
Les colonels et les receveurs généraux,
De n'avoir pas de l'eau, du soleil, des pastèques. (8)

Charles Cros

(1) Les bons vers, étant appelés à rester dans la mémoire collective, sont donc "perpétuels".

(2) Cette "voix qui dit la vérité" n'est pas voix de prophète, mais il est, sans nul doute, quelque vérité dans la Beauté, dans ce qui "ravit". D'ailleurs, il y a plus de vérité dans un roman de Chrétien de Troyes, dans L'Iliade et L'Odyssée, dans les Mille et une Nuits que dans un discours de ministre.

(3) Charles Cros donne lui-même la cause de cette vérité du poème : la littérature, comme la science et la philosophie, relève de la "suprême raison". On peut noter que le ton général du texte est faussement emphatique, les "vers perpétuels" et la "suprême raison" étant toutes relatives, eu égard à la fragilité de la condition humaine.
Cependant, le narrateur insiste sur le caractère patrimonial de cette "suprême raison" (cf "La suprême raison dont j'ai, fier, hérité") ; patrimoine de l'humanité dont les gouvernants actuels, comme ceux des débuts de l'ère industrielle, ont une fâcheuse tendance à se moquer, leur préférant les compromis du commerce, les arrangements avec la filoucratie mondialisante.

(4) De fait, cet héritage du bien commun de la raison n'a pas de prix, est inestimable et "ne se payerait pas avec toutes les sommes." Tout l'or du monde ne peut corrompre la Raison et faire d'un homme libre un homme asservi , la liberté consistant justement à se révolter, à faire tomber celui qui prétend vous réduire en esclavage.

(5) Parallélisme : "J'ai tout touché" / "J'ai tout senti" / "J'ai tout trouvé".
Charles Cros mêle avec humour le plus évident, le plus commun (les "pommes", la suite des saisons) à ce qui relève d'un projet, d'une transcendance (le "feu", qui, avec l'écriture, sortit l'être humain des ténèbres de la préhistoire pour le lancer dans l'aventure historique ; ce qui se "trouve" aussi au-delà de ces "murs" que l'humanité, pour aller plus loin, finit toujours par abattre.)
Petite notation personnelle : amusant, ce rapprochement à la rime entre les "hommes" (vers 1) et les "pommes" (vers 5).

(6) Le poète est certes, autant que le savant et le philosophe, l'héritier de ce projet - n'est-il pas aussi un maître du langage ? - ; en est-il plus chanceux pour autant ?
Non, sans doute puisque les conditions de sa survie ne sont pas toujours réunies.
Il y a la censure et la malveillance (9) ; il y a aussi la misère que Charles Cros, de façon plaisante, dénonce dans les deux tercets.

(7) Ainsi, dans le premier tercet, le narrateur poétique est-il condamné à contempler dans les vitrines (les "carreaux des boutiques") ces gens qui dépensent tant d'argent, ces "truffes", le mot pouvant désigner l'un des aliments parmi les plus chers de notre gastronomie aussi bien que la naïveté des clients pour lesquels "le bonheur est un suivi de six zéros." (Ceci dit, ça aide quand même bien, "un suivi de six zéros" dans une époque où l'argent file aussi vite qu'un pull se détricote).

(8) Du reste, ce spectacle est, pour le narrateur, une distraction (cf au vers 9: "Je me distrais"), cette précision témoignant de l'élégance de celui qui ne se plaint pas mais qui, ironique malgré tout, ironique jusqu'au bout, feint de s'étonner que, étant poète à "vers perpétuels", et valant donc autant que cette gradation décroissante (de la majesté des "rois" à la simple fonction de "receveur général", en passant par le goupillon des "évêques" et le sabre des "colonels"), il manque cependant du strict nécessaire : "de l'eau, du soleil, des pastèques".
Notons enfin, car elle est d'importance, cette humilité dans l'élégance du poète qui, aux "gants" (marqueur social du "beau monde") et aux "truffes" (ce qui passe pour être le meilleur, ce qui relève donc d'une certaine aristocratie), préfère revendiquer le droit à ce qui devrait être à tous : l'eau, la lumière, la fraîcheur du fruit.
Pas de dandysme à la Baudelaire dans ce sonnet de Charles Cros mais l'ironique constat d'une situation peu enviable, d'une injustice.

(9) "Censure et malveillance" : je ne peux résister à l'ajout de cet autre texte de Charles Cros qui s'intitule :

EN COUR D'ASSISES
                                            A Edouard Dubus.

Je suis l'expulsé des vieilles pagodes
Ayant un peu ri pendant le Mystère;
Les anciens ont dit : Il fallait se taire
Quand nous récitions, solennels, nos odes.

Assis sur mon banc, j'écoute les codes
Et ce magistrat, sous sa toge, austère
Qui guigne la dame aux yeux de panthère,
Au corsage orné comme les géodes.

Il y a du monde en cette audience,
Il y a des gens remplis de science,
ça ne manque pas de l'élément femme.

Flétri, condamné, traité de poète,
Sous le couperet je mettrai ma tête
Que l'opinion publique réclame !

(Charles Cros)

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 4 janvier 2008

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