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BLOG LITTERAIRE
29 septembre 2012

ACHEVER LE SOUDAIN

ACHEVER LE SOUDAIN

Il y a un passage dans un livre de Pascal Quignard qui a pour titre Passage de l'impensable.
Le livre, c'est Abîmes.
Tombe-t-on sur un livre par hasard ?
Les livres, comme toute chose, ne sont-ils que hasard et ne prennent-ils sens que dans une succession de hasards, de coups de dés ?
Ou alors :
Les livres, comme toute chose, sont-ils des accomplissements ?
Le hasard, c'est de l'accomplissement s'accomplissant.
Dans ce passage, "passage de l'impensable", il y a des mots grecs : "poros" (que Quignard traduit par "passage"), et "adokéton" (que Quignard traduit par "impensable").
On pense à l'adjectif "poreux" (qui livre un passage, qui se caractérise par le passage) et aussi à "porosité" et l'on imagine le réel comme une suite de porosités et d'étanchéités, de portes ouvertes et de portes fermées, de circuits ouverts et de circuits fermés.
On pense aussi que dans le fond, cela ne nous intéresse que modérément, mais que ça fait savant de savoir balancer des mots grecs dans une discussion de salle des profs, comme on parle du chat de Schrödinger, comme on cite Nietzsche ou De Gaulle, ça fait distingué, - sauf aux yeux des professeurs de lettres classiques ou de philosophie qui nous méprisent alors pour cet étalage de si peu - cependant que beaucoup de collègues parlent de leurs mômes ou de la façon dont Durand-Dupond-Duval gère son établissement, ce dont nous nous moquons plus encore.
Il faut bien passer le temps.
Il y est aussi question dans ce passage du "Bouc de la mue saisonnière". Ce qui nous rappelle ces propos rapportés comme quoi Apollinaire aurait dit :

"La vie d'un poète doit être une succession d'aventures de casse-cou, de coups de dés. Nous changeons de peau tous les sept ans ; intellectuellement, on doit faire la même chose."
("propos rapportés par N. Bauduin", cité dans un choix de poèmes d'Apollinaire par Roger Lefèvre, Classiques Larousse, p.118)

Bref, selon Apollinaire, nous devons vivre en fonction de l'abîme, dans le risque de l'abîme.
Ce n'est pas l'abîme qui nous constitue, mais le risque de l'abîme.
Ce n'est pas l'impensable, mais le passage de l'impensable qui nous fait songer.
Nous ne savons pas exactement ce qu'est "le Bouc de la mue saisonnière" mais nous aimons à penser qu'il y a un passage - celui du langage - qui nous mène à l'idée du "Bouc de la mue saisonnière".
Ceci dit, le Bouc de la mue saisonnière nous est aussi inaccessible que tout ce qui fut.
Chaque éclair ne frappe qu'une fois.
La foudre ne tombe pas deux fois au même endroit.
Le hasard est lui-même un hasard.
A la radio, un écrivain parle d'un livre que ne lirai pas. Il est bon d'entendre les romanciers parler de leurs romans. On entend alors tout à fait clairement que, la plupart du temps, ce ne sont que des nécessités éditoriales, des utilités, des prétextes à articles, à émissions de radio, à conversations distinguées dans la salle des profs (as-tu lu bidule ? Machin ? Machine ? et l'essai de Schmilmuche sur l'impensable ? Et celui de Blicktruc sur la reproduction des élites en milieu étanche ?).
Le monde est plein de foutaises savantes qui nous distraient des tentacules barbares qui baladent partout haches et poignards.
Ce sont aussi ces livres qui, avec toutes les choses, entretiennent l'ogre de la société de consommation sans laquelle il n'y a point de richesse possible, et donc point de liberté individuelle.
Moi, ce que j'aime, c'est la bande dessinée.

Notes :

1.
"Les dieux livrent passage" : expression tirée de Pascal Quignard (Abîmes, Chapitre LVI, Passage de l'impensable) : Ce que ne peuvent les humains, seuls les dieux le peuvent. , folio n°4138). C'est dire que les humains ne peuvent pas tout, c'est dire aussi que les dieux sont des humains en devenir puisque ce que les dieux seuls peuvent, il arrive que les humains finissent par le pouvoir aussi.

2.
"détonner dans l'adokéton" : expression qui ne peut guère s'employer qu'à l'écrit pour signifier le travail étonnant, inédit, novateur, surprenant, impensable, d'un auteur.
Citation :
Son essai sur les Abîmes surprit fort. Il détonna dans l'adokéton.

3.
"être tel l'être du temps" : être insaisissable. Ce qui caractèrise Fantômas et tous les personnages des coulisses et des intrigues, c'est qu'ils sont tels l'être du temps, glissants, fuyants, faufilés, dérobés.
Citations :
"La formule [A l'inattendu les dieux livrent passage] sous-entend qu'il y a un passage (poros) pour l'impensable (adokéton).
  Tel est l'être du temps...".
(Pascal Quignard, Abîmes, chapitre LVI)

Insaisissable, il passait outre les horloges. Nul ne pouvait s'en saisir. Tel l'être du temps, tel l'eau du courant, il glissait d'entre les vifs pour la vivacité d'autres ombres.

Ce qui nous fascine tellement, c'est, au-delà des objets, des choses, des effets de lumière, l'être du temps, l'insaisissable tireur de traits

4.
"sacrifier le Bouc de la mue saisonnière" : tirée de Pascal Quignard (Abîmes, chapitre LVI), l'expression peut aussi signifier, outre la référence à l'étrangeté antique, les changements que bon gré, mal gré, nous devons opérer quant à notre manière d'être au monde.

5.
"Le temps n'est pas du côté des hommes" (cf Pascal Quignard, Abîmes, Chapitre LVI) : c'est dire que le temps échappe à la compréhension humaine ; seul l'esprit à la fois hier, aujourd'hui et demain, seule la compréhension d'un dieu peut approcher l'être du temps, au point d'en faire un outil autrement plus redoutable que la complexité de nos organisations horaires.

6.
"être dans le jaillir déroutant", "être dans le passage de l'impensable" (cf Pascal Quignard, Abîmes, Chapitre LVI) : se retrouver face à l'imprévu.
Citation :
La face de l'imprévu, c'est fatalement la face d'un dieu, ou d'un diable.

7.
"être dans le sans fond, le sans limites, le sans-visible" : être semblable à un fantôme. S'enthousiasmer pour l'impossible. Tirer des plans insensés sur une comète qu'existe pas. Se faire des illusions. Se nourrir de chimères. Caresser l'inaccessible comme si c'était Vénus.
Citation :
"Seuls les dieux dans leur sans fond (abîme), dans leur sans limites (aoriste), dans leur sans visible (Hadès), achèvent le soudain."
(Pascal Quignard, Abîmes, chapitre LVI)

8.
"achever le soudain" : se tirer plus ou moins bien d'un imprévu.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 29 septembre 2012

 

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