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BLOG LITTERAIRE
18 mai 2006

CETTE PREUVE DE L'ÊTRE

CETTE PREUVE DE L'ÊTRE
Notes sur "Les tisons de la brume endolorissent Londres" de Louis Calaferte (Londoniennes, in Rag-time suivi de Londoniennes et de poèmes ébouillantés, poésie/Gallimard, p.118-119).

Les tisons de la brume endolorissent Londres
doux chiffons bleus chiffons espaces qui s'effondrent

C'est par ce distique consacré au fameux fog londonien, le "smog" (de l'anglais "smog", - cf "smoke", fumée et "fog", brouillard), que commence ce poème de Louis Calaferte que je tire des Londoniennes (1983), chronique poétique d'un narrateur qui entretient une liaison amoureuse avec une jeune fille.
La langue de ce recueil rappelle parfois le Verlaine de Romances sans paroles et c'est ainsi, par la musique et l'assonance que cela, ici, commence, cette atmosphère de brume tiède et douce (cf "doux chiffons bleus"), l'assonance "on" (5 occurrences), le rythme ternaire du premier hémistiche ("les tisons / de la brume") que rompt la notation du bleu dans le second vers ("doux chiffons bleus / chiffons") bien que l'on puisse lire aussi : "doux chiffons / bleus chiffons / espa - / -ces qui s'effondrent".

Suit une strophe de huit vers, des octosyllabes surtout (5), deux alexandrins et les quatre syllabes d'une apostrophe :

                En robe longue où tu t'embues
                         ô ville bue
lente Ophélie ainsi Turner est dans la rue
                Mais c'est à Blake que je songe
car la bise ce soir est glaciale et ronge
                les murs quelque arbre solitaire
                l'enseigne d'un apothicaire
                la bise sonne comme un gong

La rêverie bien sûr qui assimile la ville de Londres à une jeune fille en "robe longue" perdue dans les brumes et, puisque nous sommes en ce pays dont la langue devint, grâce à Shakespeare, une musique pour acteurs, il s'impose, l'archétype de la jeune suicidaire, la folle, la noyée, Ophélie.
Les références appellent les références et puisqu'il s'agit d'une ville tourmentée par la brume, Turner aux vertiges s'impose lui aussi :"ainsi Turner est dans la rue". Le travail du peintre est donc à la mesure du quotidien, Turner ayant peint beaucoup de remuements vertigineux de monstres des brumes et des mers, l'océan comme une scène hantée d'où toute perspective s'abolit, tout repère vient à se perdre.

Cependant, avec cette simplicité de l'expression qui caractérise souvent la poésie de Calaferte, celui-ci songe surtout à William Blake et justifie cette association de références par la personnification de la bise qui "ronge les murs", "quelque arbre solitaire" - c'est-à-dire une silhouette perdue, une sentinelle de long temps, cette permanence du passé, - puisqu'abolissant les repères spatiaux habituels, Turner abolit aussi les repères temporels, la lumière du jour étant engloutie par les sea-monsters - ; passé encore que cette "enseigne d'apothicaire" que l'on trouve aussi bien chez Conan Doyle que chez James Joyce ou encore Agatha Christie et qui ressurgit en 1983 au coeur des Londoniennes de Louis Calaferte.
Résurgence du passé que souligne l'écho du gong, - "la bise sonne comme un gong" -, cette percussion intemporelle dont la vibration ici se prolonge dans un mélange de bise et de brume.
Résurgence aussi du passé aussi cette citation :

            The wild winds weep

Une sauvagerie pleurante des vents. Et l'allitération, ce "w" par trois fois, qui rappelle l'écho d'une musique ancienne et qui se prolonge dans la langue du poème.

C'est donc Blake qui est maintenant le sujet de la rêverie poétique.

            Jamais tu n'aurais dû te taire
            ô Blake Blake de Mad Song

Les vers s'espacent sur la page puisque les "espaces s'effondrent" et que William Blake s'est tu.

J'ai erré moi aussi en écoutant le flot
             la nuit du fleuve enflé

La rêverie se nourrit donc de l'errance urbaine et de la musique des villes, celle du "flot", celle du "fleuve enflé", - ce gonflement, cette agitation, étant souligné par l'allitération "f".
Le poème étant avant tout un arrangement singulier des sons de la langue, des signifiants donc et des signifiés, - ça a du sens tout de même, cette histoire ! -, il tend ainsi à la musique, à la chanson.

Near where the charter'd Thames does flow

Le fleuve dans la ville coule ainsi, étrangement présent dans cette brume qui l'ignore.

La langue anglaise des poèmes et des théâtres sonne à nos oreilles françaises comme une musique. Le français étant une langue linéaire (sans accent tonique), le rythme même de la langue anglaise, surtout quand elle est scandée par les comédiens et les poètes, suggère un autre monde, une réalité différente.
Et jusqu'aux chansons de la radio qui ont l'air d'en dire plus qu'elles n'en disent en réalité.
Il y a donc dans cette langue anglaise un arrière-monde, une terra incognita que les sons suggèrent et dont le charme est d'ailleurs de rester cachée, fantomatique, dissimulée par les brumes de Londres et de Turner, mise au secret par les poèmes, - ces Songs, ces Chants que Blake composa - et les images folles de Hamlet et d'Ophélie, autres "chansons folles", autres Mad Songs.
Il semble toujours en effet qu'en ce qui concerne la langue anglaise, la vérité est ailleurs.
Du moins c'est comme cela que nous, Français naïfs et très nuls en langues étrangères, nous l'entendons.
Ce qui, pour Calaferte, relève non seulement de la poésie mais aussi de l'usage quotidien de la langue :

        J'ai salué le policeman
        mais dans cet appel de chaque homme
        in every cry of every man
       
ce sont les Chants de l'Expérience

L'assonance est intéressante qui fait rimer "man" avec "homme" et y ajoute le mot "Expérience".
La langue est certes le matériau de la poésie mais elle est aussi la matière sonore et signifiante constitutrice de l'expérience de chaque être humain, la vie d'une personne pouvant se comprendre à partir de l'ensemble des paroles qu'il a prononcées, à partir aussi de ce qu'il n'a pas su ou pas voulu dire.

        Blake de la verte démence
        Blake de la rouge semence

                  je te salue                  

Ces vers font chanson et ne dépareraient pas sans doute, par leur ésotérique tonalité, quelque composition de musique contemporaine ou quelque fantaisie pop/rock progressif.
Ces vers pourraient faire allusion aux célèbres "gravures enluminées" par lesquelles Blake illustrait lui-même ses poèmes, - oeuvre extraordinaire, le texte et les décors étant gravés à l'acide avant l'ajout à la main des couleurs.
Par cette salutation, le narrateur souligne sans doute la parenté entre le poète anglais du début du XIXème siècle, - les Chants de l'Expérience étant datés de 1794 -, et l'écrivain de la seconde partie du XXème siècle.
Parenté poétique.
Parenté dans la qualité de la rêverie.
Parenté jusqu'au partage d'une même tension métaphysique :

            Nous invoquons le même Dieu
                               adieu

Par delà le temps, le narrateur établit une correspondance entre l'auteur de Mad Song et lui-même :

Nous ne cesserons pas ailleurs de correspondre

Cependant que Londres l'inspiratrice, le lieu d'être, disparaît sous les "visons" (sic et 3) d'une féminité de rêverie, ou de magazine :

Les visons de la brume ensevelissent Londres

substituant ainsi à la douleur suggérée du premier vers "l'ensevelissement", la fermeture du cercle (les rimes finales faisant écho aux rimes initiales, "Londres" / "s'effondrent" / "correspondre" / "Londres"), fermeture de ce cercle que le rêveur tend à instituer autour de lui et qui ici constitue le poème, cette preuve de l'être.

Notes :
(1) : "The wild winds weep" : premier vers de Mad Song de William Blake.
(2) : "I wander thro' each charter'd street / Near where the charter'd Thames does flow" : ce sont les deux premiers vers du poème London (in Chants de l'Expérience)
(sic et 3) : "Les visons de la brume" : je me suis demandé s'il ne s'agissait pas d'une coquille, si un "i" n'avait pas été oublié ; auquel cas, il faudrait lire : "les visions de la brume ensevelissent Londres". Cela, en tout cas, cadrerait plus avec l'évocation des brouillards hallucinés de Turner et des images visionnaires de Blake, mais cela serait aussi moins original. Oh ! et puis, comme dirait Orlando de Rudder, "après tout, je m'en fous !".

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 14 et le 18 mai 2006

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Commentaires
M
Des mystères de l'anglais et de la poésie...<br /> La vérité est ailleurs, mais où?<br /> Voilà déjà un moment que le sujet m'occupe, sans que j'arrive à isoler les facteurs qui permettent à cette langue de si saisissants racourcis, une telle précision dans l'évocation des images, bref, des figures qui s'avèrent quasi impossibles en français et en si peu de mots.<br /> Disposeriez vous de références d'ouvrages traitant de ces questions, et pourriez vous me les communiquer?<br /> <br /> Marie.
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