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BLOG LITTERAIRE
8 juin 2006

"UN JE NE SAIS QUOI"

"UN JE NE SAIS QUOI"
Note sur La Fille du Clergyman d'Agatha Christie.

Dans les premières répliques qui constituent le début de la nouvelle La Fille du Clergyman, Tuppence se targue d'être subtile :

"Mes propos sont dotés d'une certaine subtilité féminine, un je ne sais quoi qu'aucun mâle ne saurait égaler. Je possède, de plus, des qualités inconnues de mes prototypes... est-ce bien prototype que je voulais dire ? Les mots sont des choses tellement incertaines. Trop souvent, ils paraissent appropriés à la situation tout en signifiant le contraire de ce que l'on veut exprimer." (Agatha Christie, La Fille du Clergyman in Le Crime est notre Affaire, 2e volume, Collection Club des Masques, p.107).

Le je ne sais quoi évidemment est peu explicite. L'expression est vouée à l'implicite, à l'indicibilité d'une certaine façon d'être, particulière, spécifique, originale en ce sens qu'on ne saurait la confondre avec la façon d'être de quelqu'un d'autre.
C'est dans ce je ne sais quoi que se tient souvent la sympathie ou l'antipathie que nous éprouvons pour une personne et nous ne savons que rarement expliquer ce qui nous incline à préférer quelqu'un à quelqu'un d'autre.

Il en est ainsi du goût que nous avons pour tel ou tel acteur. Il arrive fréquemment que nous éprouvions, - en-dehors de l'admiration pour une technique de jeu -, de la sympathie pour un comédien sans que nous puissions réellement expliciter cette sympathie, cette préférence d'un acteur parmi tant d'autres.
Dans le film Mon Oncle d'Amérique d'Alain Resnais, le personnage joué par Gérard Depardieu prend exemple dans bon nombre de ses attitudes et de sa manière d'être en général sur le personnage Jean Gabin. Ce n'est en effet pas le comédien professionnel qui l'intéresse mais le personnage de fiction, l'homme sévère et droit, au parler populaire parfois mais aux idées claires et justes, l'homme décidé et courageux. Ce qui est remarquable, c'est que ce soit le personnage virtuel qui ait de l'influence et non l'homme réel. Que Jean Gabin en tant que personne réelle se soit comporté dans sa vie comme le personnage qu'il a incarné dans un grand nombre de ses films, en fin de compte cela importe peu puisque c'était justement ce je ne sais quoi dans sa façon d'être acteur qui lui donnait charisme et popularité. (1)
Il est d'ailleurs assez patent que les êtres virtuels, puisqu'ils sont multipliés par les médias, ont infiniment plus d'influence sur les êtres sociaux cependant que les hommes réels, à moins d'être chef d'Etat, n'influencent en fin de compte qu'un nombre relativement restreint de leurs semblables.

L'être virtuel est ainsi éminemment religieux.
Ce n'est pas en tant qu'agitateur politique que le Christ a changé la face du monde mais en tant que personnage d'une histoire dont le principal protagoniste est éminemment virtuel.
Etre fils de Dieu et l'enfant d'une vierge me semble être, et sans doute pour longtemps, le nec plus ultra de la puissance du virtuel sur la réalité du monde. (2)

Pour en revenir à la subtilité de Tuppence, elle semble se révéler dans ses "propos" puisqu'elle les prétend "dotés" d'une "certaine subtilité féminine" cependant que ce je ne sais quoi qui constitue cette sensibilité de qualité supérieure semble résister à l'analyse.
Tout ce qu'elle peut en dire, c'est "qu'aucun mâle ne saurait l'égaler", le mot "mâle" étant ici dépréciatif et renvoyant à l'allure bovine, la lourdeur et le manque de nuance que l'on suppose souvent aux hommes.
C'est donc à la fois dans la forme, - le style -, et le contenu que s'exerce la sensibilité de Tuppence.

Cependant, soucieuse de se démarquer des autres femmes, - ses rivales potentielles-, Tuppence voulant souligner sa nécessaire supériorité, utilise le terme de "prototype" pour désigner ses "congénères" : "Je possède, de plus, des qualités inconnues de mes prototypes".
Agatha Christie fait preuve ici d'ironie et se moque gentiment de son héroïne en lui faisant faire ce lapsus qui s'avère être une manière de se condamner elle-même. (3)
En effet, Tuppence, se prévalant de qualités extra-féminines, se ravale cependant au rang d'être expérimental, de ballon d'essai, d'éternelle adolescente, fille un peu sotte et un peu trop bavarde.
A peine le mot "prototype" sorti de sa bouche, Tuppence en ressent l'incongruité et se justifie par cette affirmation : "Les mots sont des choses tellement incertaines".

On ne peut mieux dire la défiance envers le langage.
Si les mots sont avant tout des "choses", c'est que leur statut de signe, leur fonction symbolique est alors menacée, niée.
Les mots dès lors peuvent bien s'abîmer, s'user,  se déprécier et perdre sens comme un objet qui n'est plus utilisé et que l'on flanque au grenier quand on ne sait plus qu'en faire.
Ainsi, l'enseignement des langues anciennes ne relève plus dès lors ni de l'histoire ni de la littérature, mais de l'antiquaille, du goût que l'on peut avoir pour les vieilles "choses" que l'on collectionne parce que cela fait bien dans la décoration. (4)

En outre, les mots ne sont pas seulement des "choses" mais "des choses incertaines" puisque, comme elle vient d'en faire l'expérience, le langage pour Tuppence est source d'erreurs, de confusions et de doutes tant les mots sont de "faux-amis" qui souvent signifient tout autre chose que ce que l'on croit d'abord.

Il est vrai que nous avançons tous avec une mythologie oubliée dans la bouche.
Et nous ne nous rendons pas toujours compte de notre ignorance du sens exact des mots que nous employons et en conséquence, nous nous trompons presqu'à coup sûr sur la portée exacte de nos paroles.
D'ailleurs, nous ignorons l'étymologie et ne faisons guère attention aux jeux de connotations à l'oeuvre dans bon nombre de nos discours ; nous parlons donc souvent à tort et à travers.
Et puisque nous sommes si ignorants de notre propre langue, puisque nous prenons, comme Tuppence, un mot pour un autre, puisque nous nous désintéressons des langues anciennes, je tiens en conséquence pour probable qu'une seule phrase puisse assassiner quelqu'un.
Lentement peut-être mais sûrement.

Notes : (1) Il ne suffit donc pas qu'un acteur imite ou s'inspire de Jean Gabin. Le je ne sais quoi qui fit sa célébrité est, bien entendu, inimitable puisqu'il témoigne d'une façon d'être originale au monde. En ce sens, Jean Gabin est donc irremplaçable.
Il en est de même dans la passion amoureuse. Nous tombons amoureux d'une façon d'être particulière et singulière au monde, un je ne sais quoi chez elle ou chez lui dont, un temps, nous ne pouvons plus nous passer.
(2) A moins d'une victoire de Ségolène Royal aux élections présidentielles de 2007.
(3) Agatha Christie fit assez souvent montre d'ironie dans ses romans. Ainsi :
-"Aucun individu suspect ne vous a approchée ?
- Non. Le laitier, le releveur du gaz, une femme qui m'a posé des questions sur les médicaments et les produits de beauté que j'employais ; une autre qui m'a demandé de signer une pétition pour la suppression des bombes atomiques et une quêteuse pour des aveugles."
(Agatha Christie, Le Cheval pâle, traduction de Henri Thies, Club des Masques, p.143, 1980).
(4) Au temps de la gauche égalitariste des années 80, il fut question de limiter fortement l'enseignement du grec et du latin dans les classes de Collège et de Lycée. Il n'a d'ailleurs pas manqué d'inspecteurs aux ordres pour justifier ce néo-obscurantisme en soulignant le fait que la connaissance du grec et du latin était, - ce qui est vrai en partie -, un signe de reconnaissance sociale et qu'elle était aussi un indice du fait que la société était essentiellement basée sur la reproduction des élites.
Je connais un peu de latin. Et alors ?
Par ailleurs, je ne sais pas régler un moteur de voiture et mes connaissances en électricité feraient rire Claude François.
Du reste, il n'a pas manqué non plus, parmi ces zélés inspecteurs, de tartuffes qui, en public, dénonçaient l'élitisme de l'enseignement du latin et du grec mais qui s'empressèrent d'inscrire leurs enfants dans des établissements privés où, cela va de soi, on enseignait comme il se doit la latine et la grecque.
(5) "La phrase qui tue". C'est un des ressorts de L'Affaire Saint-Fiacre de Georges Simenon.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 7 juin 2006

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Commentaires
P
Jz suis d'accord avec toi, Orlando,Jankelevitch était un philosophe formidable.<br /> Je n'ai hélas plus en ma possession "Le je ne sais quoi et le presque rien" mais ce livre m'avait ébloui par sa clarté et son élégance. J'ai eu l'occasion d'écouter sur France Culture certains de ses cours. Il enseignait la philosophie comme Grapelli jouait du violon, en immprovisant autour de son thème, en maniant l'humour et les ruptures de ton. C'était fabuleux et étourdissant, en rupture totale avec l'académisme ronflant ou la prétention des professionnels pointus et hermétiques qui semblent avoir oublié que faire cours est aussi un art.<br /> Ceci dit, ils ont des excuses : les "spécialistes des sciences de l'éducation" ne cessant de codifier et de censurer les pratiques enseignantes, il est recommandé de ne pas être trop bon parleur, ça agace les donneurs de coups de tampon.<br /> <br /> Patrice Houzeau
O
Priver la jeunesse de grec et de latin fut une maltraitance.MAis la connaissance du grec et du latin mène souvent à l'anarchisme (Vallès, reclus, zo d'axa), alors c'est dangereux. <br /> <br /> N'est-ce pas le propos qui nous permet de rappeler l'ouvrage si tendre, si doux, si merveilleux du cher Jankelevitch: "LE je ne sais quoi et le presque rien"...? Bien joli livre qui illustree aussi la vacherie en demi-teinte de cette vieille Agatha!<br /> <br /> L'école doit former des êtres humains avant de former des travailleurs! Retour aux "humanités"!
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