LES RESCAPES
LES RESCAPES
Ce fut à l’aube du sixième jour que le directeur décida de se rendre à la bibliothèque et de traverser la ville en flammes.
Il mit son costume le moins défraîchi. Cela faisait longtemps maintenant que les institutions n’accordaient plus guère de crédit à l’importance de la culture et il avait dû se résoudre à travailler pour un salaire grignoté, année après année, par l’inflation.
Il franchit le pont désormais sécurisé par les forces de la Coalition, laquelle avait fait fuir tous les snipers de l’autre rive après en avoir abattu une bonne douzaine dans les dernières quarante-huit heures.
Lorsque, après avoir franchi plusieurs points de contrôle et autant de rues où traînaient encore quelques carcasses de camions militaires et de chars immobilisés, il arriva à la bibliothèque, ce fut pour constater que le feu avait presque entièrement détruit le bâtiment.
Les autorités militaires ayant sans doute jugé que la bibliothèque, - surtout dans l’état où elle se trouvait à présent -, ne pouvait être considérée comme un point stratégique, le directeur n’eut donc à convaincre que quelques pompiers faisant office de cordon de sécurité, sentinelles inquiètes qui, cependant, le laissèrent passer.
Comme il s’y attendait, le feu, l’eau, les premiers pillages avaient fait disparaître la quasi-totalité des collections et toutes les archives avaient disparu. Il se mordit les lèvres pour ne pas pleurer et chassa de son esprit les images de cette nuit où, alerté par le gardien, il avait voulu se rendre immédiatement sur place, mais n’avait pu franchir le pont où se déroulait un sérieux accrochage entre forces rebelles et troupes légalistes. Il n’avait d’ailleurs dû son salut qu’à la présence d’esprit de son voisin qui, se dirigeant avec une escouade de miliciens en armes vers la ligne de front, l’avait reconnu et fait mettre en sûreté loin des zones de combat avant de le faire reconduire chez lui, quelques jours plus tard.
Après avoir longtemps cherché dans ce qui n'était plus que promesse de ruines, il sortit, tenant précieusement contre sa poitrine le théâtre de Shakespeare, l’Iliade, l’Odyssée et quelques volumes de vers français ; il s’arrêta un instant sur les marches, ébloui soudain par le soleil de midi.
Il ne vit pas cette troupe d’enfants maigres aux yeux immenses ni cet éclair au bout du fusil de chasse.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 16 mars 2008