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BLOG LITTERAIRE
2 mai 2012

SE MACHINER

SE MACHINER

1.
Pour que l'ordre et la méthode puissent gouverner une existence, rien ne vaut l'automatisation du vivant :
"Laide, mais connaissant admirablement son affaire, elle n'était jamais malade, jamais fatiguée, jamais énervée et jamais elle ne se trompait. Dans son travail, ce n'était pas une femme, mais une machine : la parfaite secrétaire."
(Agatha Christie traduit par Michel Le Houbie, Pension Vanilos, Club des Masques n°62, p.5).
La laideur garantissant la sagesse de ses moeurs, c'est par les jamais du parcours parfait que Miss Lemon, la secrétaire d'Hercule Poirot est, quoi qu'il arrive, une "parfaite secrétaire." Aussi, en ce début de roman, que Miss Lemon ait pu commettre "trois fautes en dactylographiant une lettre qui ne présentait aucune difficulté" relève pour Poirot de l'inconcevable :
"Il n'était pas fâché, il était stupéfait. Comme on peut l'être quand arrivent des choses qui ne peuvent arriver."
(op. cit. p.6)
C'est que l'existence ordonnée et méthodique a pour but d'éviter le "ce qui ne devrait pas arriver" en "ce qui ne doit pas arriver" et donc en "ce qui ne peut arriver" : on passe ainsi du probable au possible, du possible à l'impossible, du concevable à l'inconcevable de telle sorte que l'on ne peut être que "stupéfait" si l'inconcevable finit par arriver. C'est là l'origine de l'illusion des civilisations qui finissent par s'écrouler sous le poids de "ce qui ne peut arriver".

2.
L'administration a justement pour but d'organiser la société de telle sorte que ce qui ne doit pas arriver n'arrive pas. Elle ne peut donc qu'évoluer dans le sens d'une infinie complexité puisqu'au fur et à mesure de la complexification des rapports sociaux, les exceptions du vivant sont de plus en plus nombreuses. C'est cette infinie complexité qui finit par la rendre inopérante, voire insupportable, cependant qu'elle court toujours après toujours plus d'efficacité, tendant même à simplifier ses procédures, ce qui, en général lui rend service pourvu que cette simplification soit bien pensée.

3.
Qu'est-ce donc qui trouble la "machine" Lemon ? L'affectif, bien sûr. Or, ce qui relève de la machine n'a pas d'affectif, pas de sexualité et pas d'autre désir que l'efficacité :
"Pour lui [Hercule Poirot], Miss lemon s'identifiait si complétement à une machine, à un instrument de précision, qu'il lui eût paru extravagant de seulement supposer qu'elle pouvait avoir des affections, des chagrins ou des soucis."
(op. cit. p.6).
L'humain tend à la plus grande des précisions cependant que son affectivité le rend plus imprécis, le trouble. Aussi, ne devrait-il pas y avoir d'humain qui ne se comporte que machinalement : ce dont je ne suis pas si sûr. Pourquoi n'y aurait-il pas d'humain que l'affectif troublerait si peu qu'ils n'agiraient jamais que dans un souci de pure efficacité ? Pourquoi n'y aurait-il pas d'humains ayant, consciemment ou inconsciemment, révoqué l'affectif, ou ayant perturbé leur fonctionnement affectif de telle sorte qu'il ne puisse plus s'exprimer que par pulsions plus ou moins violentes ?

4.
Se peut-il qu'il y ait des consciences machinales comme il y a des consciences hyper-affectives ? Il y a en tout cas, des consciences fascinées par la machination, l'utilisation des esprits en vue d'un but caché.

5.
En français populaire, il arriva qu'on machinât beaucoup. Machiner, c'est bricoler quelque chose, faire en sorte que quelque chose fonctionne. On peut penser qu'il y a aussi des esprits qui se machinent fort. En ancien français, le "meschin", c'est aussi le serviteur (cf Greimas, Dictionnaire de l'ancien français, Larousse), celui qui se machine est ainsi celui qui met son esprit à son service, ou celui qui se met au service de son esprit. Dans les romans policiers, l'enquêteur traditionnel (le spéculatif) se machine beaucoup l'esprit afin de déjouer une machination.

6.
On peut voir la Seconde Guerre Mondiale comme une lutte entre des esprits qui refusèrent de se laisser machiner (Churchill, De Gaulle, Roosevelt) et des esprits voués à la machination (les dirigeants du parti nazi).

7.
Se peut-il que l'esprit machinant se laisse fasciner par sa propre machination et finisse par devenir purement machinal? C'est peut-être là l'origine des grands systèmes philosophico-totalitaires.

8.
Le spéculatif est souvent énigmatique (qui sait ce qu'il pense ?). Dans les romans policiers, il laisse parfois échapper, sans la commenter, quelque citation littéraire :
"- Le persil qui tombe dans le beurre, par une journée de chaleur...
Miss Lemon le regarda d'un air étonné.
- Le persil ?
Il [Hercule Poirot] sourit.
- C'est une citation d'un de vos classiques. Vous connaissez, je suppose, Les Aventures de Sherlock Holmes, et peut-être aussi ses Exploits ?"
(Agatha Christie, op. cit. p. 10)
C'est que, comme les grands maîtres des échecs, la stratégie et les façons de penser du spéculatif ne sont pas si faciles à comprendre, et même à déterminer. C'est ce qui fonde l'aristocratie de son esprit et le fait qu'il puisse trouver matière à réflexion dans Les Aventures de Sherlock Holmes alors que, pour la "parfaite secrétaire", tout cela n'est que "sornettes".

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 2 mai 2012

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