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BLOG LITTERAIRE
18 juin 2012

AH L'EPHEMERE DODO QUI SUIT LE RADADA

AH L'EPHEMERE DODO QUI SUIT LE RADADA
Fantaisie sur le sonnet "Sieste éternelle", de Jules Laforgue

1.
"Le blanc soleil de juin amollit les trottoirs.
Sur mon lit, seul, prostré comme en ma sépulture
(Close de rideaux blancs, oeuvre d'une main pure),
Je râle doucement aux extases des soirs."
(Laforgue, Sieste éternelle, premier quatrain)

2.
Le soleil fait fondre les trottoirs comme beurre. C'est comme dans les premières planches de L'Etoile Mystérieuse des aventures de Tintin. C'est tout blanc blanc blanc soleil blanc beurre blanc on cuit sans dorer, poisson qu'on est naviguant dans les eaux molles des trottoirs qui donnent soif. Comme on voit, ce qui ici "amollit" lie aux mots.

3.
Le narrateur est sur son lit, "prostré" qu'il se compare lui-même à un corps dans une "sépulture". Me fait penser à une momie ; c'est plus l'Etoile Mystérieuse, c'est L'Oreille Cassée, ou Le Temple du Soleil. Tintin en lecteur de Laforgue. On imaginerait plutôt le Capitaine Haddock (à dock ? ad hoc ? jambon beurre ?). C'est marrant comme lire ramène un tas d'impressions, un autre monde qui pointe ses masques, là, dans la chambre "close de rideaux blancs, oeuvre d'une main pure", et là c'est plus Hergé, c'est Hugo, ou la Castafiore beuglant des lyriques. La caboche, quel cinoche tout de même !

4.
Il poétise sa râlerie, le narrateur. Il est malade pourtant, vraiment malade, tousseux qu'il est, Laforgue ; mais voilà, il a le sens de l'humour, de l'ironie, du dernier mot, de la pointe assassine ; alors trivial certes, mais au milieu des "extases des soirs". C'est plus poétique - même si on n'y croit pas - et surtout que ça fasse sourire.

5.
"Un relent énervant expire d'un mouchoir
Et promène sur mes lèvres sa chevelure
Et comme un piano voisin rêve en mesure,
Je tournoie au concert rythmé des encensoirs."
(Laforgue, Sieste éternelle, second quatrain)

6.
Rythmique assonance, ternaire, le "relent énervant", qui concentre un souvenir de fille, une odeur de chevelure qui se promène "sur ses lèvres", au narrateur, (ça fait songer au mot "baiser" et puis à "mourir" aussi à cause de la forme "expire"). La construction induit l'image assez surréaliste "relent énervant à chevelure". Le narrateur, vu qu'il "râle" et sans doute tousse, a un mouchoir dans la main qu'il tient devant sa bouche. C'est peut-être le mouchoir de sa compagne, Leah Lee, celle qui mourra phtisique quelques mois après le décès de Laforgue.

7.
Comme chez Baudelaire, odeurs et parfums suggèrent au rêveur d'autres sensations : ici, c'est la musique, l'impression de musique, le "piano voisin" qui "rêve en mesure", qui fait danse, et illustre le vertige qui le fait tournoyer, le narrateur, comme s'il était au milieu "d'encensoirs". Il y a quelque chose de la transe là-dedans, du fiévreux vertige, de l'exorcisme de la mauvaise santé.

8.
"Tout est un songe. Oh ! viens, corps soyeux que j'adore,
Fondons-nous, et sans but, plus oublieux encore ;
Et tiédis longuement ainsi mes yeux fermés."
(Laforgue, Sieste éternelle, premier tercet)

9.
Que tout soit un songe est vérité vraie. C'est même ça tout le paradoxe qu'on est lié mordicus à de l'illusion tangible, qu'on s'y accroche à la branche bien noueuse, âpre, rugueuse de l'arbre qu'existe pas. Pourquoi l'étant plutôt que rien ? Pour nous persuader qu'on existe, pardi ! C'est qu'on est des créatures de langage, nous autres, les fils et les filles de Logos, c'est pas rien ; c'est même tout.

10.
Et puisqu'il y a corps tangible, autant l'appeler, autant qu'il se rapproche, qu'il fasse écho (cf l'assonance "corps / adore"), que les amoureux se "fondent", comme se fondent les ombres de la nuit , "sans but" et pleines d'oubli. C'est comme de la mort, mais c'est de l'amour. On a "les yeux fermés", certes, mais ce qu'on cherche, c'est la chaleur, celle de l'autre. Tous les amoureux savent cela.

11.
"Depuis l'éternité, croyez-le bien, Madame,
L'Archet qui sur nos nerfs pince ses tristes gammes
Appelait pour ce jour nos atomes charmés."
(Laforgue, Sieste éternelle, second tercet)

12.
Distance cosmique, soudain, qu'il a l'air de prendre le narrateur. C'est toujours comique ce "depuis l'éternité", comme si le narrateur s'ancrait non dans le temps mais dans l'idée du temps. Distance : il ne tutoie plus, et vouvoie, et fait le philosophe, et fait rimer "Madame" avec "gammes" qu'on dirait Dom Juan s'étant exercé à séduire, l a routine quoi C'est que la musique des jours n'est pas si joyeuse, c'est du spleen, du "relent énervant", de "l'Archet qui pince" le pensif, de la rengaine, de l'agaçant.

13.
Effet rythmique : l'accent sur la première syllabe du second hémistiche détache la forme "pince", fait penser au pincement de la corde du violon :
"L'Archet qui sur nos nerfs pince ses tristes gammes"
Et puis, dans les trois dernières syllabes, la proximité binaire des accents ("tristes gammes"). Et cet écho aussi ("qui"/ "tristes"), et l'allitération "s" ("sur", "pince", "tristes"). C'est qu'ça pizzicate et s'oppose au "tiédis longuement ainsi mes yeux fermés" du premier tercet.

14.
Distance cosmique autant que comique : le corps n'est plus "soyeux" mais atomique. Ce n'est plus de l'amour, du "que j'adore", mais de la physique, de l'aimantation inévitable, de l'inéluctable dans la matière, de l'atome qui se charme pour de l'atome. On n'est pas plus galant. Ni plus lucide.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 18 juin 2012

 

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