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BLOG LITTERAIRE
25 juillet 2012

JOLIETTE

JOLIETTE

J'aime parfois à reprendre de ces textes anciens du domaine public car cela m'évite l'ennui d'inventer mes propres intrigues. Voyez comme je suis franc. Donc, un conte, ici réécrit sans vergogne, que l'on doit à Madame Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711-1780) intitulé Joliette et que j'intitule Joliette car pourquoi ne pas faire simple quand on peut, et que, par ailleurs, Belphégor était déjà pris, d'autant plus que je ne pense pas que Belphégor fût déjà dans le domaine public. Ceci dit, j'ai pas vérifié.

Un seigneur et sa dame, depuis plusieurs années marida qu'ils sont. Pétants dans la soie, blindés, banquables tout à fait et tout à fait bien vus, respectés, considérés, appréciés même. Zont pas de môme. Ce qui les chagrine. C'est curieux, mais c'est comme ça. Bon, leur voilà une fille. Vu qu'il y avait du blé à récolter, s'amenèrent les fées, de tout âge et de partout. Le truc des fées, c'est le don. Hop ! Abracadabra ! je te donne, petite, le don de la sauce tomate ; toujours ta sauce réussiras, que ton mari s'en régalera, et que jamais ne te quittera. Hop ! Abricotrèbo ! je te donne, petite, le don de la beauté ; toujours tu embelliras, que les hommes fascineras, que tu en feras ce que tu voudras. Les parents sont contents, et à leur tour font un don aux fées. Donc, beauté, don de la danse, santé insolente, esprit à revendre ; voilà la gamine habillée pour bien des hivers. Quoi de mieux que l'intelligence et la beauté à une fille prénommée Joliette parce que c'est joli ; plus joli, par exemple, que Cunégonde, et plus approprié que Robert. Bon, achevée la cérémonie des dons, on passe au gueuleton. Entre pigeon et fromton, un serviteur vint prévenir le daron que la Reine des Fées demandait audience. Grand frétillement chez les fées qui filèrent saluer leur reine. Laquelle faisait la tronche. Elle les enguirlanda d'allure et tout de suite (enguirlander me semble ici plus noble que engueuler : une fée engueulée, ça va pas, c'est un peu trivial, tandis qu'enguirlandée, ça fait fête, c'est plus lumineux), les enguirlanda donc, comme quoi, la Joliette, la voilà dotée de tout un tas de dons, mais où sont ses vertus ? "Où sont bon coeur et esprit civique ? Où sont générosité, empathie, solidarité, ouverture aux autres, tolérance, bienveillance, patience, et si jamais elle ne votait pas socialiste, vous vous rendez compte ? Avec ça que vous l'avez faite belle et pleine d'esprit, sûr qu'elle va l'attraper vite, le melon, et qu'elle arrêtera pas de se vanter et de crâner, - pouah ! je vas la carper pour vingt ans ! Par l'Archiduchesse-à-la-chaussette sèche, poilagrattapleinlesbras, jamais tu ne te vanteras, car muette tu seras, pendant vingt ans pourquoi vingt ans parce que c'est comme ça na !"
Là-dessus, la fée s'en alla ; les autres aussi ; elles prirent le bus, et comme le chauffeur n'était guère aimable, elles le transformèrent en drag queen, ce qui fit que fort elles se marrèrent.
Désolés les parents. Mais pendant qu'ils se désolaient et, pour se consoler, regardaient Benny Hill à la télé, elle poussait, la Joliette. En grandissant, elle apprit vite car elle n'était point sotte. Et vu qu'elle ne pouvait jacter, elle apprit donc le langage des muets et disait tout un tas de choses avec ses mains. Avec cela qu'elle était curieuse comme un chat, elle se promenait partout et rapportait tout à sa mère. Bernardo, c'était, Joliette. Mais si !... Bernardo ! Le muet à Zorro ! Ah là là tout ce qu'elle racontait pas avec ses petites menottes !
Son père surtout s'en émut, et demanda à sa femme de la corriger sur ce point car il n'aimait guère qu'on espionnât les gens. C'était un homme discret et sage. Mais Madame était fort contente d'avoir ainsi chaque jour Potin Magazine en chair et en os, c'est-à-dire plus vivant, évidemment, que tous les canards à racontars que l'on trouvait dans le coin. Elle argumenta qu'il ferait beau voir que sa fille ne puisse s'exprimer librement dans sa propre maison, et qu'on n'allait pas lui couper les mains pour lui apprendre à tenir sa langue, tout de même !
Donc, le père décida de s'entretenir avec sa fille, qu'il appela "sa chère enfant", et à qui il promit un avenir bien solitaire, pestiféré et vieille fille si elle continuait à les agiter, ses mains, tout le temps comme ça, et à dire n'importe quoi n'importe quand sur n'importe qui. Accessoirement, il eut des mots peu aimables pour la Reine des Fées, l'appelant la Reine Concombre, ce qui n'est pas gentil. Enfin, il eut des mots très touchants sur les pauvres sourds-muets et aveugles que l'on voit tendre la main sur les trottoirs, et fit valoir à sa fille qu'elle pouvait s'estimer heureuse de sa beauté et de son esprit, et que, si elle se comportait mieux, elle réussirait dans la vie, aurait plein d'amis, un homme dans son lit, et une résidence secondaire dans le Midi.
Touchée, Joliette promit de s'amender. Elle n'en fit rien. Certes, elle cessa d'agiter les paluches en tous sens, mais ce fut pour mettre la main à la plume. Elle se mit à raconter par écrit. Très vite, elle eut du style et régala sa mère de récits vifs et piquants des faits et gestes de tout un chacun. Elle se fit chroniqueuse et, bien entendu, trouvait de quoi nourrir le papier dans ce qu'elle allait voir et écouter partout où elle pouvait se trouver. Elle eut douze ans. Son père mourut. Elle écrivait. Et ce qu'elle ne comprenait pas, ou ce qu'elle avait manqué de la conversation, elle le supposait. Ce qui fit que les rapports de Joliette ne manquèrent pas de créer brouilles et embrouilles, puisque sa mère n'était pas seulement curieuse mais aussi incapable de garder un secret.
Enfin, ses vingt ans arrivèrent. La Reine des Fées se pointa et lui tint à peu près ce discours : - "Joliette, je vas vous rendre la parole. D'après ce que j'ai su, vous avez causé bien des tracas dans toute la ville. Voici un miroir, voyez !"
On sait que les miroirs des fées sont en fait des fenêtres qui permettent de voir le présent, le passé, et quand le ciel est clair, le futur. Joliette y vit un pauvre type, déguenillé, flanqué de trois enfants et tous demandaient l'aumône. Joliette, après avoir bafouillé quelques instants, s'étonna et demanda quel mal elle avait bien pu causer à ce gars-là que d'ailleurs elle ne connaissait pas.
Il s'ensuivit une compliquée affaire d'argent qui aurait dû rester secrète, mais qui devint publique à cause que Mademoiselle Joliette avait été bien indiscrète. Et voilà comment un riche marchand perdit tout crédit, dégringolit et se retrouvit complétement démuni.
Joliette fut consternée.
Puis, dans le miroir, ce fut une si belle femme, si belle et si malheureuse : barreaux de fer, paille, cruche d'eau, quignon de pain, larmes.
Celle-là, Joliette la reconnut. Une histoire d'amour comprise tout de travers, et qui fut cause que le mari, se croyant cocu, tua un homme et emprisonna sa femme dans le donjon d'un château qu'il avait ailleurs.
Joliette fut consternée.
Il y eut encore un innocent que l'on prit pour un comploteur et qui, emprisonné pour des lustres, ne cessait de promettre à tous ceux qui venaient le visiter que, s'il sortait un jour, il irait lui tordre le cou, à cette fameuse Joliette.
Laquelle fut consternée.
Il y eut encore bien des spectacles pitoyables qui dans le miroir se succèdèrent.
Joliette fut consternée.
Là-dessus, la Reine des Fées jugea que l'on ne pouvait donner la parole à quelqu'un d'aussi nuisible et alla jusqu'à souhaiter que Joliette fût pour dix ans encore, non seulement muette, mais aussi aveugle, et sourde.
Joliette se récria. La Reine des Fées, considérant que ce qui est fait est fait, ne prit aucune autre mesure et décida de planter là Joliette et sa mauvaise langue.
Bientôt, n'osant plus sortir de chez elle, Joliette opta pour la fuite. Elle vendit tout et partit s'installer, avec sa sotte mère et sa mauvaise langue, dans un pays où nul ne la connaissait. Là, elle ne tarda pas à plaire, et plusieurs seigneurs du coin et des environs (les environs d'un coin étant une notion assez vague pour justifier un nombre relativement important de prétendants) et des environs donc la courtisèrent si bien qu'elle en choisit un particulièrement bien juteux, qu'elle épousa vite.
Cette ville était fort grande, bien plus fort grande qu'était fort grande la ville d'où elle était originaire, et où le nom de Joliette figurait maintenant dans bon nombre de locutions populaires telles que : "être pipelette comme Joliette" ; "débiter joliettes et sornettes" ; "faire de sa langue joliette" ; "épouse Joliette et tu perdras la tête" et l'on désignait sous le sobriquet de Joliette une fille un peu trop bavarde. Brefs, fort grande était la ville, et l'on ne comprit point tout de suite que l'indiscrète était indiscrète.
Hélas, il arriva ceci qu'un jour son mari conta que tel seigneur n'était qu'un voleur, un vilain et un ladre et comment récemment ce seigneur s'était comporté en voleur, en vilain et en ladre.
Quelques temps plus tard, Joliette se trouvait "dans une grande mascarade", ce qui ne signifie pas qu'elle était entrée en politique mais qu'elle était invitée à un bal masqué. La belle était belle et, bientôt, elle se jeta hors de la page où la plume de Madame Jeanne-Marie Leprince de Beaumont s'escrimait à inscrire fables et morales afin d'édifier la jeunesse de France pour qu'elle se souvint de ne point parler à tort et à travers :
- "Cela ne va-t-il pas bientôt suffire ? " cria la personnage, ajoutant qu'elle la voyait bien venir, avec son grand nez, que ce bal, là, c'était qu'attrape, piège, collant à mouches, qu'elle le sentait bien qu'elle y dirait bientôt bien des sottises à quelque masque ayant eu la malchance de l'inviter à danser, puis à boire quelque punch, ce qui fait qu'elle pourrait pas s'empêcher de jacter, ignorant que ce masque était ce même seigneur dont son mari avait tantôt parlé, et qu'il finirait par s'en courroucer fort de ce que cette femme-là racontait, et, très irrité, irait de ce pas transpercer son époux à Joliette, d'un coup d'épée, et que Joliette voyant ainsi son mari mort se transpercerait à son tour, et que sa pauvre mère en deviendrait tout à fait folle, et qu'elle ne voyait pas pourquoi elle serait ainsi victime de toute cette littérature, et que pourquoi qu'elle aurait été reconnue, et son mari aussi, puisque tous deux étaient masqués, elle en pirogue congolaise, et lui en mousqueton. Alors elle cassa la plume d'oie de Madame Leprince de Beaumont, lui crêpa le chignon, lui flanqua un marron, et s'en alla gagner des ronds à la télévision, où son esprit et sa beauté lui obtinrent bientôt une chronique chez Ardisson, et ensuite sa propre émission.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 25 juillet 2012

 

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