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BLOG LITTERAIRE
24 juillet 2012

INVENTION DES PASSIONS

INVENTION DES PASSIONS
(Notes sur Phèdre, de Racine)

1.
"Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême.
Je ne puis sans horreur me regarder moi-même.
Phèdre... Mais non, grands dieux ! qu'en un profond oubli
Cet horrible secret demeure enseveli !"
(II, 6, vers 717-720 [Hippolyte à Théramène])

Hippolyte est sur le point de révéler à Théramène ce que nous savons. Puis il se ravise. Le secret est trop "horrible" pour ne pas demeurer dans la demeure souterraine des secrets, ce labyrinthe des passions que les humains construisent de leur plein gré et où parfois ils finissent par se perdre.

2.
"Moi, régner ! Moi, ranger un Etat sous ma loi,
Quand ma faible raison ne règne plus sur moi !"
(III, 1, vers 759-760 [Phèdre à Oenone])

Lucidité de Phèdre, qui fait de la raison une royauté.

3.
"Vous l'osâtes bannir, vous n'osez l'éviter ?" (III,1, vers 764 [Oenone à Phèdre])

Après l'éventuelle collection des alexandrins offrant des réponses brillantes et toutes faites, une collection des passés simples amusants à nos oreilles modernes : ce "osâtes" est bien épatant.

4.
"Songez qu'une Barbare en son sein l'a formé."
(III,1, vers 787 [Oenone à Phèdre])

Hippolyte est le fils d'Antiope, reine des Amazones. On sait que, pour mieux tirer à l'arc, ces femmes guerrières se faisaient couper un sein. Image étonnante d'un Hippolyte en formation dans le sein unique d'une femme que l'on peut supposer peu commode. Evidemment, je tire ce bref par la queue du cheval de ce même Hippolyte. Sinon, cela veut dire qu'Hippolyte, quoique fils de Thésée, est aussi un étranger.

5.
"Il a pour tout le sexe une haine fatale."
(III,1, vers 789 [Oenone à Phèdre])

Oenone parle ainsi d'Hippolyte. Il faut comprendre que Hippolyte a l'air de détester les femmes. Ce qui, nous le savons, est faux (il est amoureux d'Aricie). L'épithète "fatale"... elle ne croit pas si bien dire, Oenone... En fin de compte, Hippolyte, forcé de partir, sera terrassé par le fatal de quelque "indomptable taureau, dragon impétueux" (chiasme redoutable du vers 1519).

6.
"Ton triomphe est parfait ; tous tes traits ont porté."
(III, 2, vers 816)

Monologue de Phèdre... Elle s'adresse à Vénus, constate son "triomphe"... rythme ternaire et allitération : la dentale "t" et la labiale "p" soulignent les mots "parfait" et "porté".

7.
"Hippolyte te fuit ; et, bravant ton courroux,
Jamais à tes autels n'a fléchi ses genoux ;
Ton nom semble offenser ses superbes oreilles :
Déesse, venge-toi ; nos causes sont pareilles."
(III, 2, vers 819-822 [Phèdre s'adressant à Vénus])

Le nom de Vénus offenserait Hippolyte. Il aurait le dégoût des femmes, préférerait la chasse, et donc Diane, déesse de la chasse et aussi de la chasteté (tiens donc !). En tout cas, il a de "superbes oreilles", comprenez "orgueilleuses"... avoir l'oreille orgueilleuse... Quelle expression! J'ai l'oreille orgueilleuse et ne vous entends pas... De l'orgueil plein l'esgourde, il avait l'Hippolyte...

8.
"Dans le trouble où je suis, je ne peux rien pour moi."
(III, 3, vers 912 [Phèdre à Oenone])

Le dernier vers de la scène 3 de l'acte III, juste avant la réapparition de Thésée... on ne peut mieux dire le désarroi. Vers monosyllabique. Il a donc la vertu de souligner chaque mot. Phèdre énonce ainsi qu'elle est totalement en proie à elle-même.

9.
"Le libre voyageur ne craignait plus d'outrages"
(III, 5, vers 942 [Hippolyte à Thésée])

Le fils rend hommage au père. Et ce n'est pas rien que d'assurer la libre circulation des personnes. Ce vers, à lui seul, légitime la royauté de Thésée. On peut penser aussi à une allusion à l'actualité du XVIIème siècle, les questions de sécurité publique ne datant évidemment pas d'aujourd'hui.

10.
J'écoute une émission sur France Culture consacrée à Picasso, et pour l'heure aux oeuvres érotiques du Maître. Je songe que la théorie de l'Art pour l'Art a servi d'heureux prétexte à la publication d'oeuvres radicalement subversives. Et pourquoi faut-il des oeuvres radicalement subversives, puisque l'important, c'est le style, et non le sujet ? Pour rappeler ce qui doit sans cesse être rappelé : nous sommes infiniment plus complexes que notre propre représentation. Et c'est cette complexité, ce labyrinthe de nous-même, qui est le vrai et le seul sujet de l'Art pour l'Art. Ce qui importe, ce n'est pas l'amour de Phèdre pour Hippolyte (on s'en fiche) ; ce qui importe, c'est la façon dont elle exprime la complexité de ses sentiments, c'est la façon dont Racine exprime, et concentre dans une langue contrainte par l'alexandrin, tout le trouble des passions, c'est la façon dont l'alexandrin invente cette passion qu'il prétend révéler.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 24 juillet 2012

 

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