SPHINGERIE

SPHINGERIE

1.
Le temps qui passe réduit l'hétérogénéité des objets du passé. Il crée ainsi une généricité, un lien entre les choses disparues. Ce lien s'appelle l'esprit du temps. C'est une pure construction. C'est pourtant cet esprit qui vient parfois nous troubler, jusqu'à la nostalgie, ou le malaise.

2.
Le rapport à l'autre est presque toujours basé sur ce malentendu : je ne vous vaux pas et vous ne me valez pas. Il faut du temps pour admettre que l'autre, avec les meilleures intentions du monde, cherche avant tout à vous manipuler. L'avénément des classes moyennes, et donc de l'esprit pragmatique et utilitariste, a répandu cet esprit et en fait la promotion comme s'il allait de soi que, puisque les nécessités sociales font que je vous fréquente, autant établir des rapports d'apparente sympathie, et bien sûr se tutoyer (quasi obligatoire, puisqu'il s'agit de jouer le rôle du collègue sympa) : d'où  vaudevilles,  duperies bien intentionnées,  temps perdu à discutailler avec l'un et l'autre, petites traîtrises entre amis, mesquineries, bavardages, sottises et vulgarités, couillonnades et embrassades. Cela ne va pas sans plus ou moins grands services rendus, ce qui sauve le tout sans doute. Pour le reste, c'est bien grotesque et tout à fait hypocrite. Les plus malins, bien sûr, y trouvent leur compte.

3.
Deux sortes de gens : ceux qui s'intéressent aux causes et ceux qui se fascinent des effets. Les premiers font et défont ; les autres consomment.

4.
Le sphinx est la synchronie de l'énigme. Son pouvoir de fascination persiste en dépit des agitations de la diachronie.

5.
Ce n'est pas chant du Bouc mais chant du Sphinx... Evidemment, la tragédie est une interrogation sur le Mal, mais elle en révèle aussi le caractère énigmatique ; elle éclaire ainsi l'humain d'une autre façon : l'humain est avant tout énigme, pour lui-même comme pour les autres.

6.
L'oeuvre d'art est la manifestation de la prise de possession de la matière par le Sphinx. D'où le caractère énigmatique, - trancendant diront certains - de toute grande oeuvre.

7.
L'oeuvre d'art est énigmatique en ce sens qu'elle ne s'épuise pas : on ne peut en finir avec elle. Elle persiste dans l'énigme comme nous persistons dans l'être.

8.
Miroirs opaques dans lesquels nous nous reconnaissons, les oeuvres d'art donnent plus que ce qu'elles peuvent donner.

9.
Les oeuvres d'art sont des sphinx qui chantent. Aussi, les bonnes âmes essaient-elles absolument de les réduire à une historicité, à une économie, à un message, à une utilité pédagogique, à un humanisme, à une idéologie.

10.
Plus une société se développe et s'enrichit, plus le Sphinx acquiert de puissance, jusqu'à ce qu'il devienne assez puissant pour ouvrir sa gueule et il lui suffit alors de quelques coups de crocs pour anéantir toute entreprise humaniste.

11.
Ce que je dis du Sphinx vaut pour le sentiment amoureux. Lui aussi est un irréductible qui manifeste l'énigme en l'humain. Cependant, au contraire de la fascination exercée par les grandes oeuvres, ce sentiment finit souvent par s'épuiser, ou à se transformer en utile nécessité : le sphinx n'est qu'un corps.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 8 août 2012