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BLOG LITTERAIRE
9 août 2012

DANS UN CAFE PRESQUE DESERT A CETTE HEURE-LA DE L'APRES-MIDI

DANS UN CAFE PRESQUE DESERT A CETTE HEURE-LA DE L'APRES-MIDI

"Mais ce risque ponctuel, celui des variantes circonscrites, peut faire place, infiniment plus grave, à un péril structurel : celui des variantes inscrites."
(Jean Ricardou, Le Nouveau Roman, Seuil, collection "Ecrivains de toujours" n°92, p.97)

1.
Il lui fait remarquer que tout mystère au bigophone qu'il avait l'air. Cette hésitation peut-être... L'impression que déjà il était ailleurs. Déjà. Un soupçon de vent. De cocotier peut-être. A moins que ce ne fût une longue rue venteuse. De ces longues rues venteuses où l'on imagine quelqu'un sortir d'un bus et arpenter cette rue qu'il ne connaît pas. Et la rue non plus ne le connaît pas. On dirait du Prévert. Il entre dans un café, presque désert à cette heure-là de l'après-midi. Presque désert toutes les après-midis, à cette heure-là, de sorte qu'il a cette idée, - à peine une idée, une sorte de sensation, une sorte de pressentiment rétroactif, une sorte de pressentiment que le futur immédiat va être semblable, identique quasi, à quelques variations près (la toux du client âgé va être moins forte, et le patron ne va pas prononcer ces mots "quoi faire, hein, quoi faire..." trois fois de suite mais deux fois) fatalement semblable à la séquence qui vient de se dérouler tandis qu'il buvait la première gorgée de sa bière et que, tout en contemplant sans contempler la plaque d'étain (je ne sais pas si c'est de l'étain, j'aurais dû me renseigner avant d'écrire, et puis d'abord, pourquoi de l'étain, ne serait point plutôt du cuivre?) qui disait Café Robe-Grillet, le café à la robe grillée, et sur laquelle un bistrotier ontologique se battait farouchement, phénoménologiquement même avec un percolateur récalcitrant,  et qu'il pensait à ce nom là de Lola, ce nom-là de Lola si frivole et si peu frivole, puisque rien n'interdit de penser que l'on puisse s'appeler Lola et être tout à fait sage, comme une image, ou comme cet enfant-là, sa nièce (Marion, sept ans), dont sa mère répétait à chaque fois qu'il la rencontrait qu'elle était sage, sage comme tout, sage comme une image, et il pensait aussi qu'il serait en retard et se demandait pourquoi il s'était arrêté là, dans ce quelque part qui ressemble tellement à un nulle part. Peut-être se mourronnait-il ? s'inquiétait-il au bout du fil.
Oui, non, boarf, répondit-il ; ceci susurré, il lui fit part qu'en effet, quelque souci lui souciait la cervelle. Lorsqu'il entendit la détonation, il comprit que c'était trop tard. Il eut l'impression très nette d'être dans un film allemand.

2.
Ursula Schmitt n'était pas bonne en français. Elle se demanda longtemps ce que ça voulait dire, ça, que Descartes ne pût écrire ailleurs qu'à la chaleur d'un poil. Elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer quelque philosophe tousseux, le chef couvert d'un bonnet carré, et se tirant un poil du nez - gniak ! - pour le déposer sur sa table de travail, - quelque étroit secrétaire orné d'un crâne sur lequel un étudiant farceur avait écrit en lettres gothiques "Je fus et n'y pense plus" - et puis commençant à rédiger, - le philosophe, pas le crâne, et pas non plus l'étudiant farceur -, les aventures d'un commissaire assez mariole et de son adjoint, un gros bête illettré, goinfre, goujat, grossier, graveleux même, gougnafier tout à fait. Elle pensa que c'était assez dégoûtant - pas les aventures du commissaire  (elle ne les avait pas lues), mais cette histoire de poil là. Lorsqu'Helmut lui sourit, elle pensa alors à ce film où il, pas Helmut - ah là là vous êtes bête, vous alors ! - mais ce il générique de tous les ils, de toutes ces consciences qui soudain, quelque part, tellement quelque part que ça en devient nulle part, descendent du bus pour remonter une longue rue pleine de vent et s'arrêter dans un café presque désert à cette heure-là de l'aprés-midi, presque désert à cette heure-là de toutes les après-midis ; elle commanda un café.

3.
"- Donc, si je comprends bien, depuis que t'ai quitté, tu ne sais plus qui t'es..."
Il admira longtemps la face hilare de Fabienne, si contente de son effet, Fabienne, et qui n'en finissait plus de pouffer, Fabienne, qu'il eut envie de l'appeler Nicole. C'était dans un café presque désert à cette heure-là de l'après-midi. Il se sentait assez comme un poisson dans une salade, et se demandait comment cela se faisait qu'ayant décidé de descendre soudain du bus, à cet arrêt-là, auquel il n'était jamais descendu auparavant, pour remonter cette rue venteuse et s'apprêtant à rentrer dans ce café sombre et presque désert, il était tombé sur Nathalie (elle sortait de la boulangerie Sanzot, ce qui ne veut rien dire) et que depuis tout ce temps-là (quinze jours quand même) qu'elle avait fait ses valises pour retourner chez sa mère, il n'avait pas arrêté de penser à elle, elle, elle, et encore elle, Claudine, et que donc, poussé par un on-ne-sait-quoi tout à fait narratif, il l'avait invitée à aller boire un café et ils étaient rentrés, Bérénice et lui, dans ce café sombre et presque désert, et ils s'étaient assis là, l'un en face de l'autre, comme au premier rendez-vous que Jeanine lui avait accordé - il s'en souvenait très bien : Sophie portait un large pull, un jeans et une queue de cheval ; au mur il y avait une plaque, vous savez de ces plaques d'émail (je savais bien que ce n'était pas de l'étain, ni du cuivre) qui vantait le côté rebelle et moderne absolument, et même radicalement moderne, résolument moderne du café Robe-Grillet, le café à la robe grillée, et où l'on voyait un bistrotier à rouflaquettes affronter épistémologiquement les naseaux fumants d'un percolateur récalcitrant - il l'avait regardée longtemps, pas la plaque, mais Elisabeth, cependant qu'elle cherchait dans son sac un paquet de cigarettes tout en parlant de son mémoire de Maîtrise sur Claude Simon et de son idée qu'elle avait d'un lien possible entre la longueur des phrases chez l'auteur de La Route des Flandres et l'excès de café noir ; puis, lorsque Natacha, après son jeu de mots pénible (cf le début de ce passage), s'était mise à rire, à rire, rire, rire, rire, rire, rire, comme une folle, s'imposa à lui l'image terrible du canard qui fait coin-coin juste avant que la petite Marion (sept ans) ne lui fracasse la tête à coups de marteau. Il sut ce jour-là que plus jamais il ne pourrait vivre avec Francesca.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 9 août 2012

 

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