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BLOG LITTERAIRE
14 avril 2012

NOTES POUR UNE EXCUSE MACABRE

JULES LAFORGUE : EXCUSE MACABRE

                                         "A Hamlet, prince de Danemark

"Margaretha, ma bien-aimée, or donc voici
Ton crâne. Quel poli ! l'on dirait de l'ivoire,
(Je le savoure assez, chaque jour, Dieu merci,
Et me permets d'ailleurs fort rarement d'y boire.)
Te voilà !... Dans ces deux trous, deux beaux yeux jadis,
                Miroirs de ton âme enrhumée,
Rêvaient... Las ! où sont tes belles tresses d'or, dis,
                Margaretha, ma bien-aimée ?

Margaretha, ma bien-aimée, ainsi pour moi,
Qui crois qu'ici-bas tout finit au cimetière,
Un vieux crâne est le peu qui reste encor de toi !
Et, n'est-ce pas le sort de la nature entière ?
Les Hugo, les Césars - un peu de cendre au vent;
                Soleils dont la voûte est semée,
Mondes, tout doit un jour s'abîmer au néant,
                Margaretha, ma bien aimée !

Margaretha, ma bien aimée, et puis enfin,
Contemple le cosmos ! - l'humanité, qu'est-elle,
Dans cet océan plein de vertige ? Un essaim
D'atomes emportés dans la course éternelle ! 
                Et puisque, en fin de compte, il n'est rien ici-bas
Qui ne soit vanité, fumée,
Ton crâne..., je puis bien le vendre, n'est-ce pas,
                Margaretha, ma bien-aimée ?"

(Jules Laforgue, Excuse macabre)

1.
Le texte commence par une formule qui va ouvrir et clore chacune des trois strophes. "Margaretha, ma bien aimée", expression qui sied aux prières (c'est qu'il a quelque chose à lui demander aussi), et qui fait chanson.

2.
"Quel poli !"
Je me demande si, en contemplant ainsi des crânes dans des cimetières un peu remués, et considérant que l'on peut aisément les polir, les faire briller, et reluire comme de vieux meubles, Hamlet n'a pas inventé la mode gothique des collections macabres.

3.
Le texte fait son clavecin : "or donc / voici / ton crâne" (binaire le rythme) ; "Quel poli / l'on dirait / de l'ivoire" (et maintenant ternaire, dansez, les vampires, et aiguisez vos dents !).

4.
"Et me permets..."
Ce grand mélancolique de Jules ne peut pas s'empêcher de se moquer de la Camarde. Voilà qui va finir par lui jouer un mauvais tour !

5.
Complément de lieu ("dans ces deux trous, deux beaux yeux jadis"), verbe ("rêvaient") et pas de sujet ! La phrase fait flotter le regard de la regrettée dans le temps arrêté de son passé.

6.
Le vampire de nous tous, c'est le passé qui finit par nous rattraper. Ce n'est pas le futur qui nous tue ; c'est nous qui finissons par nous laisser engloutir par la grande ombre de ce qui n'est plus.

7.
Les "tresses d'or" : un Nord mythique, celui d'Hamlet. Un temps de fiction. Une culture aussi, un raffinement particulier qui finit d'agiter ses jolies têtes dans la caboche des rêveurs.

8.
L'anaphore des formules ("Margaretha, ma bien-aimée"), le début d'un thème sur lequel l'instrument improvise sa petite musique du sens.

9.
Croire qu'ici-bas tout finit au cimetière : une façon de dire que l'on ne croit pas en Dieu, puisque, de toute façon, tout finit au cimetière, y compris les prêtres et les commentateurs des Saintes Ecritures, ce qui ne leur fait même pas un choc ; les humains, ils se rendent pas compte.

10.
L'univers est un cimetière qui s'ignore.

11.
Nous nous peuplons l'existence de manière à ne plus voir le "peu qui reste encor" de ce que nous avons aimé, et qui pourrait s'agripper à nous, main venue de la nuit, tranchée d'un corps depuis longtemps basculé.

12.
La nature, c'est du sort, du sort et du ressort.

13.
"- un peu de cendre au vent"... Dust in the wind, c'est le titre d'une pop song américaine des années 70... Ce sont chiens de cendre aussi, lancés hurlants à la poursuite du vent et qui se perdent.

14.
Si nous contemplons le cosmos, qu'y voyons-nous ? L'eau noire d'un puits où se reflètent d'autres mondes, instables comme un reflet de lune.

15.
Le néant n'est pas rien puisqu'il est destination de toute chose. Une gare sans quai, sans train, sans horaires.

16.
"Un essaim d'atomes" : et l'univers est plein sans doute de ces ruches qui bourdonnent, chacune dans son coin de lointain, qu'elles ne sont que des essaims d'atomes emportés dans la course éternelle.

17.
Maurice Pialat, ai-je entendu, aurait dit que le cinéma est en lui-même un effet spécial. Je me pose la question, - car j'aime à me poser des questions, ça passe le temps - si l'humain ne serait pas par hasard l'effet spécial de Dieu.

18.
"je puis bien le vendre, n'est-ce pas" Vendre le crâne de sa Margaretha bien-aimée, un sacrilège sans doute, une manière de rappeler l'indifférence de tout. Cynisme, certainement, mais surtout auto-dérision, moquerie du romantisme le plus bête.

19.
"Margaretha, ma bien aimée ?" Le poème se termine comme il a commencé. Cependant, le ton a changé : le narrateur est passé de la mélancolie à la dérision, quelque peu interrogative même, comme s'il voulait questionner le néant.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 14 avril 2012

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