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BLOG LITTERAIRE
17 mai 2012

D'UN AUTRE MONDE II

D'UN AUTRE MONDE II

1.
"Mais leur visage et leurs attitudes
Devinrent bientôt moins funèbres
Le ciel et la terre perdirent
Leur aspect fantasmagorique"
(Apollinaire, Alcools, La maison des morts)

2.
Un ange en diamant a libéré les mannequins grimaçants de leur prison de verre. C'est que le réel, c'est de la transformation. Et puis, on s'habitue à tout. Aussi, au bout d'un moment, bientôt, la fantasmagorie se fait plus familière, moins funèbre.

3.
Que le réel soit essentiellement composé de transformations, et que notre esprit soit sans cesse mouvant, sphère qui s'allonge, pour s'arrondir soudain puis de nouveau s'aplatir, - ô caoutchouc de la conscience ! - est à l'origine des perturbations que l'on appelle "troubles". La conscience et le monde sont deux géométries qui s'affrontent.

4.
"Les morts se réjouissaient
De voir leurs corps trépassés entre eux et la lumière
Ils riaient de leur ombre et l'observaient
Comme si véritablement
C'eût été leur vie passée"
(Apollinaire, La maison des morts)

5.
Belle définition de l'ombre : un corps trépassé entre soi et la lumière. Nous passons notre existence en compagnie de l'apparence que nous aurons une fois que la viande nous aura lâché.

6.
Les ressuscités passent la promesse des ombres. De quoi provoquer de l'euphorie. Et si l'infinie combinaison de tout nous amenait nous aussi à revenir ? Conception naïve de l'éternel retour. "On ne meurt qu'une fois."

7.
Avoir un passé tissé d'ombres et s'en sortir enfin, quel soulagement. Les revenants d'Apollinaire n'ont pas l'air d'en revenir, du miracle, ils riaient de leur ombre et l'observaient comme si pour eux, l'autre vie, c'était celle de chair et de sang.

8.
Deux manières d'être au monde : une de chair et de sang puis une d'os.

9.
On finit toujours par condescendre, c'est-à-dire par descendre avec.

10.
"Alors je les dénombrai
Ils étaient quarante-neuf hommes
Femmes et enfants
Qui embellissaient à vue d'oeil
Et me regardaient maintenant
Avec tant de cordialité
Tant de tendresse même
Que les prenant en amitié
Tout à coup je les invitai à une promenade
Loin des arcades de leur maison"
(Apollinaire, La maison des morts)

11.
Exister, c'est faire des erreurs que l'on ne pourra jamais effacer. Entretenir des relations avec les gens, c'est fatalement commettre des erreurs. Exister, c'est bricoler dans le relationnel.

12.
Vu récemment un documentaire, de ton assez hagiographique, sur une héroïne de la Seconde Guerre Mondiale, l'espionne Christine (Krystyna Skarbek / "Christine Granville"). Sans peur et sans reproche, cette personne. D'après le documentaire, sans jamais faillir, sans jamais se faire prendre, celle qui était, toujours d'après le documentaire, l'espionne préférée de Churchill, a sauvé la vie à des milliers de personnes avec un sang-froid, un courage et une audace hors du commun. Une vie qui ressemble à une oeuvre d'art. Bien loin du bricolage affectif dans lequel beaucoup d'entre nous n'est-ce-pas. Et puis, on se dit, doit y avoir du story-telling là-dedans, de la légende dorée, du un peu trop beau pour être vrai. Ceci dit, des héros ordinaires, cela existe, oui, comme il y a des salauds ordinaires, et des idiots ordinaires, et des maladroits ordinaires (je me range dans cette dernière catégorie ; en matière de relations humaines, je suis un éléphant qui danse sur une poutre au-dessus d'un cirque d'écuyères en cristal ; d'ailleurs, quand je suis de mauvaise trompe, je dis facilement, ça ne me fait barrir).

12.
Le récit de l'existence héroïque de Christine Granville m'a fait penser au destin de Lawrence d'Arabie. Des exploits extraordinaires, puis un retour manqué à la vie civile : une certaine solitude, une certaine instabilité même, jusqu'à ce qu'elle soit assassinée, à l'âge de 37 ans (37 ou 44 ?), par, d'après le documentaire, un amoureux jaloux.

13.
On aime jamais que ce qui est aimable. Aussi, puisque les revenants "embellissaient à vue d'oeil" et le "regardaient", le narrateur, "Avec tant de cordialité / Tant de tendresse même", les voilà invités, les morts reconnaissants, "à une promenade / Loin des arcades de leur maison". C'est le contraire des zombies et de La nuit des morts-vivants (très mauvais film de Romero que les snobs et quelques professeurs de philosophie plus ignorants qu'ils se l'avoueront jamais ont érigé en film culte). On dirait bien que les mannequins sont sortis des inquiétudes des toiles de Georgio de Chirico pour aller prendre du bon temps ailleurs (c'est le mot "arcades" qui m'a déclenché cette pensée).

13.
"Et tous bras dessus bras dessous
Fredonnant des airs militaires
Oui tous vos péchés sont absous
Nous quittâmes le cimetière"
(Apollinaire, La maison des morts)

14.
Il y a du bout-rimé dans ce quatrain, du quatrain de quadrille de vaudeville, une manière de se moquer gentiment des traditions (les airs militaires que l'on fredonne parce qu'ils sont entraînants ; l'absolution des péchés qui fait songer aux derniers sacrements / extrême onction), une façon de blaguer la mort qui fait plaisir, nous qui nous contemplons encore vivants.

15.
Il m'arrive de regarder mes collègues et de me dire qu'ils vont finir allongés et froids, pourrissants déjà en secret, pleurés, regrettés, enterrés. La vie n'est pas un miracle, c'est une fatalité. Autant que cette fatalité soit la plus heureuse possible ; ce n'est pas évident : nous sommes si exigeants, si impardonnables.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 17 mai 2012

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