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BLOG LITTERAIRE
20 juin 2012

D'UNE AUTRE MORT

D'UNE AUTRE MORT
Notes tout à fait subjectives sur la nouvelle L'Autre Mort, de Jorge Luis Borges, telle qu'on la trouve, traduite par René L.F. Durand, dans le recueil L'Aleph, Gallimard, collection "L'imaginaire", 1980, pp.93-103.

1.
La nouvelle commence par une lettre perdue.

2.
A la première page de la nouvelle, il est question d'un paysan qui participa à une dernière bataille.

3.
Le motif de la dernière bataille : suggestion d'une gravure, d'un arrêt dans le temps, d'une synchronie.

4.
Il est aussi question d'une photographie perdue et de l'appréhension qu'il y aurait à la retrouver.

5.
"... je ne vis cet homme qu'une seule fois au début de 1942, et son image, très souvent."
(le narrateur borgesien)
Nous vivons parfois plus longtemps avec les images qu'avec leurs référents, de sorte que l'image finit par prendre le pas sur le référent, la représentation sur le réel, l'équation sur la matière. Là où l'humain est vertigineusement diabolique, c'est que ça fonctionne tout de même. Il arrive à vivre avec des êtres qu'il connaît surtout par l'image qu'il s'en fait, et c'est ainsi qu'il tombe amoureux. Quant aux équations, en sortent des casseroles qui n'attachent pas et tout un tas de machines incroyablement efficaces.

6.
Le deuxième paragraphe évoque le récit d'une campagne militaire, d'un récit fantastique aussi. Où l'on voit que c'est l'art du narrateur qui peut de tout récit faire une fantasmagorie. C'est que toute marche se fait dans un labyrinthe. C'est que toute progression est problématique.

7.
"... et je craignis que ses mots ne fussent à peu près vides de souvenirs."
(le narrateur borgesien)
Le langage abolit le souvenir. Loin de rappeler, il donne l'illusion du rappel. L'écriture construit un passé fictif et ce dont nous croyons nous rappeler est induit par la finesse de la langue. Nous ne nous rappelons que de ce que nous pouvons dire. Sinon, on a bien des impressions, du je-ne-sais-quoi et du presque-rien, mais c'est du fugace, aussi vite parti que reflet saisi dans un coup d'oeil.

8.
La langue ne cesse de fabriquer des masques. Le passé, quel carnaval ! On finit par prendre le visage d'un ténor dans le rôle d'Othello pour un visage de paysan.

9.
Premier changement de point de vue : celui qui apparaissait comme courageux apparaît comme couard. C'est le colonel qui commandait ces troupes qui l'affirme.

10.
On peut déduire de certaines lignes de cette nouvelle que réserve et solitude obstinée masquent aussi bien peureux que héros.

11.
Le narrateur n'arrive pas à mettre son récit en forme. C'est cette quête de la forme qui le pousse à continuer son enquête. La recherche formelle oblige apparemment à nourrir le fond. Ruse de Borges : c'est que l'enquête ici relève de la forme. Ce sont les détails manquants qui permettent à l'auteur de déployer son dispositif narratif (j'allais presqu'écrire "piège narratif" tant mon ressentiment envers la littérature est grand : elle m'a vampirisé le temps, voilà ce qu'elle m'a fait, la grande salope lettrée).

12.
Volte-face : le couard ne fut pas seulement courageux mais héroïque. Il en est mort d'ailleurs.

13.
Le colonel qui commandait ces troupes ne connaît pas cet homme.

14.
Quelque chose poussa le narrateur à demander ce que criait le métis. Ce "quelque chose", évidemment, c'est la nécessité de nourrir son enquête, de compléter son récit. Une histoire est avant tout une manière de raconter.

15.
La traduction du poème The Past, de Ralph Waldo Emerson, ne se fera pas. Le présent est constitué autant de ce qui est fait que de ce qui n'est pas fait, autant de ce qui se pourrait se faire que de ce qui ne pourrait pas se faire. Peut-être cette traduction sera-t-elle faite tout de même ; peut-être pas par Patrice Gannon, mais par un autre traducteur ; peut-être même qu'entre le moment où Borges écrivit L'Autre Mort et le moment où j'écris ces lignes, plusieurs traductions du poème The Past ont été publiées.

16.
En avril, le colonel qui commandait ces troupes se souvient de cet homme.

17.
Peut-être il y a-t-il deux hommes et non un : il y a un "lâche" et il y a un "héros".

18.
A la huitième page de la nouvelle, une phrase impose son étrangeté : "(je n'accepte pas, je ne veux pas accepter une conjecture plus simple selon laquelle j'ai rêvé le premier)".

19.
Dans cette huitième page, il est question aussi des rapports de Dieu avec le passé : "Dieu, qui ne peut pas changer le passé, mais peut changer les images du passé...". Outre que c'est là un dieu bien trop diachronique pour être Dieu (qui est absolu, c'est-à-dire à la fois présent, passé et futur), ce dieu qui ne peut pas est ravalé au rang de l'historien qui invente les images du passé, de telle sorte que la succession et la variété des historiens induisent une multiplication des points de vue et des images du monde perdu.

20.
Le passé : un monde perdu dans une infinité de mondes perdus. On peut remplacer, si l'on veut, l'épithète "perdus" par l'épithète "possibles".

21.
Il est question d'un homme "revenu à Entre Rios" et qui "n'a levé la main sur aucun homme" et "n'a marqué personne". Le revenant ne marque pas. Le peut-il ? Non. Les histoires de fantômes sont d'autant plus fausses que les fantômes existent bel et bien. Ils ont une existence ontologique. Ce sont des présences.

22.
La neuvième page nous rappelle que nous sommes les ombres d'un rêve. Le rêve est-il notre royaume ? Et ce royaume est-il celui des ombres ?

23.
Rédemption prend son temps.

24.
Mourir, c'est laisser derrière soi des il aurait dû.

25.
Dans l'antépénultième paragraphe, il est fait mention de l'enchaînement enchevêtré des causes et des effets. L'infinie complexité diachronique, je m'en fais l'image d'un lacis inextricable de ronces où chevaux et cavaliers se déchirent. Il y a aussi ce titre de Borges : Le jardin aux sentiers qui bifurquent. Espace parcouru, celui des sentiers, et temps des bifurcations.

26.
Les univers parallèles sont étanches si l'on considère que deux histoires universelles ne peuvent coïncider : Sur un même échiquier, on ne joue pas deux parties d'échecs en même temps. Ce qui n'empêche pas chaque joueur de jouer dans sa tête les variations possibles de chaque coup et de ses répercussions sur l'avenir de la partie.

27.
Deux morts pour un seul homme. Cela n'est possible que si l'on admet que le passé peut être changé.

28.
Ce qui, dit-on, fait l'intelligence, c'est la capacité que nous avons d'utiliser plus ou moins efficacement notre mémoire. Les protagonistes d'une fiction sont autant de mémoires qui s'affrontent. La résolution d'une énigme passe souvent par l'analyse des curieux va-et-vient de la mémoire. C'est de l'étrangeté des souvenirs que vient la solution, fût-elle une sorte de scandale de la raison.

29.
"Pour le moment, je ne suis pas sûr d'avoir écrit la vérité."
(le narrateur borgesien)

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 20 juin 2012

 

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